Chapitre 3

6 1 0
                                    

Le lendemain, j'étais trop bouleversé pour parler à qui que ce soit, et je laissais volontiers mes amis occuper la conversation à ma place. Pour dire vrai, je n'avais qu'une seule envie : Profiter du soir pour retourner chez Sandrine. Il fallait que j'en aie le cœur net.
Cependant, le soir venu, la maison avait était vidée de toutes les affaires de la femme qui occupait les lieux. Les meubles étaient là, mais toutes ses babioles, ses gadgets et sa garde robe avaient disparu.
« Non…il a compris que quelqu'un savait…j'espère qu'il reste quelque chose, par pitié ! »

Je remuai alors la chambre de Sandrine de fond en comble, désespérant de trouver quoi que ce soit qui puisse montrer que Sandrine n'était pas simplement partie ailleurs, et que le Messager aurait négligé.
Après presque trois quarts d'heure de recherche, je réussis finalement à mettre la main sur ce qu'il me fallait, et m’enfuis aussitôt de cet endroit, devenu bien plus lugubre depuis que j'avais appris le meurtre de son ancienne occupante.

Je décidai alors d'attendre quelques jours, de peur que quelqu’un ne fasse trop vite le rapprochement entre mon effraction dans l’église et mon témoignage sur les actions du Père, la montre électrique de Sandrine toujours bien gardée dans ma chambre. Le dimanche, le discours du Messager me glaça le sang, lorsqu'il annonça que Monica aussi était "partie" avec un sourire imperturbable. Cette fois-ci, je savais que nous avions devant nous un meurtrier en tenue cérémonielle. Maintenant, tout dans cette église me donnait envie de vomir, à commencer par la croix factice ; il devrait y avoir le véritable Jésus sur cette croix, et non une autre version du Messager, vectrice de son envie de nous laver le cerveau.
Mais qui me croirait, si je le disais ? Comme l'avait bien dit le Père, tous les villageois dansaient dans la paume de sa main, et mes paroles ne seraient que des blasphèmes à leurs yeux.

Après la messe, durant le travail avec mes parents, je me mis cependant à en parler discrètement :
« Dites…vous n'avez pas remarqué quelque chose de bizarre, avec les gens qui partent ? Ils n'annoncent jamais leurs départs, et on ne voit pas de voiture ou de bus pour qu’ils partent…vous êtes là depuis plus longtemps que moi, est-ce qu'il y en a qui ont bien dit qu'ils partaient ? »
En entendant mes mots, mon père sembla pensif un instant, mais se contenta de secouer la tête, en souriant, et d'ajouter "Il doit y avoir une raison, t'embête pas avec ça, fiston."

Evidemment, cela ne me satisfaisait pas, et je décidai même de leur dire ce que j'avais vu :
« Cette nuit, je me suis baladé dehors, et j'ai vu quelque chose derrière l'église. Le Père a voulu forcer Monica, et comme elle a refusé, il l'a tuée !

Je mis alors la main dans ma poche, pour leur montrer la montre fétiche de Sandrine, espérant leur faire réaliser qu'elle ne partirait nulle part sans elle.
« Vous trouvez ça normal qu'on reste aussi isolés mais que des gens décident de partir ? Non, il les tue—
– SILENCE ! Hurla mon géniteur au milieu du champ. Ce que tu dis est odieux ! Tu traites notre maître de tueur, tu te rends compte ?! Et pour ta gouverne, il n'a forcé personne à faire cela, n'est ce pas Agnès ?
– Tout à fait, reprit ma mère. Lorsque notre maître a voulu de mon corps, je lui ai offert sans hésiter, car c'était un grand honneur. Cela a ravi ton père, alors n'ose jamais ne serait-ce que penser ce que tu viens de dire ! Nous ne t'avons pas élevé comme ça ! »

Les dernières paroles de ma mère finirent d'assomer en moi toute tentative de leur faire entendre raison, et je me tus pour l'instant. Mon mutisme me permit enfin d'apercevoir Charlotte, la grande perche de ma classe, m'observer de ses grands yeux, puis repartir aussitôt. J'aurais dû m'étonner de cette scène, mais j'avais déjà été beaucoup trop ébranlé par les récents évènements.

Une fois à la maison, le dîner se passa dans un silence gênant. Personne n'osait dire quoi que ce soit, et je regagnai ma chambre aussitôt mon assiette finie. Dorénavant, j'avais la preuve que raisonner mes parents était impossible. Maintenant, il me fallait aborder la suite des évènements.
« Que se passera-t-il s'il apprend que je l'ai vu tuer Monica… Je vais finir dans l'antichambre où il a planqué les corps, si ça continue ! Non, calme-toi, il ne peut pas savoir que c'est moi qui l'ai épié. Il faut que je garde mon sang-froid et—AH ! »

Un bruit de tintement se fit entendre à ma fenêtre, pourtant au premier étage, ce qui m'arracha un sursaut. Puis un deuxième arriva, et un troisième. Lorsque je reconnus des gravats lancés, je décidai d'ouvrir à l'inconnu qui me jetait ces projectiles, ce qui me valut d'en recevoir un juste au-dessus de l'œil.
« Mais c'est pas vrai, qui fait ça ! Charlotte ? »

L'adolescente, juste en bas, m’intima d’un geste de me taire, et de descendre. La surprise obscurcissant mon jugement, je m'exécutai sans réfléchir, n'ayant pas besoin d'une autre raison pour faire le mur, aujourd'hui encore. Une fois en bas, à ses côtés, elle m'emmena ailleurs. Elle partit loin, et je dus la faire ralentir, essoufflé.
« Je n'ai pas des jambes aussi grandes que les tiennes !
– Tu préfères t'arrêter et mourir ? répondit-elle, étant ainsi les premiers mots qu'elle prononça. J'ai entendu ce que tu as voulu dire à tes parents. Je te crois… »

Nous nous arrêtâmes enfin, après cinq minutes de course, avant de vérifier que nous étions bien seuls. Là, et seulement là, elle sembla se calmer un peu. Elle tourna alors ses grands yeux verts dans ma direction.

« Bon, on doit être tranquilles. Comme je l’ai dit avant, j’ai entendu ce que tu as dit à tes parents. Et j’ai aussi eu cette impression bizarre, concernant ceux qui partaient du village. Je suis d'accord, on se fait manipuler depuis longtemps ; il faut qu'on s'enfuie de là. Marc, on doit agir.
– Mais comment ? Même si on s'échappe, on n’aura rien pour le condamner, et on ne va pas réussir à s'en sortir une fois dehors, on n'a que dix ans !
– Premièrement, j'en ai onze depuis deux semaines, répondit la jeune fille, et ensuite, il faudra qu'on se débrouille…écoute, j'ai une idée. »

J'allais m'approcher, pour écouter le plan que cette fille allait me proposer, quand quelque chose me vint à l'esprit.
« Mais dis-moi, comment as- tu su que je disais la vérité ? Tu n'as aucune raison de me croire sur parole, alors pourquoi ? »

Cette question fit sursauter Charlotte, qui sembla réfléchir, en passant ses longs doigts dans ses cheveux. Finalement, elle soupira longuement, et se tourna vers moi. Ses yeux semblaient à la fois déterminés et effrayés, dans un chaos qu'elle peinait à garder ordonné.
« J'aime les filles depuis toujours, et ma mère m'a toujours dit que cela “devrait changer”. Je n'ai jamais compris pourquoi cela lui tenait autant à cœur. Pour moi, le Seigneur nous acceptait, peu importe qui on aimait. Mais j'ai vu ce qu'il a fait à Sandrine. Elle a sorti ses quatre vérités au Messager, que cet endroit était une secte odieuse et anormale, et qu'elle le traînerait en justice pour tous ses crimes : le Père ne veut que des filles qui lui soient dociles, dans ce village, et il va falloir que je m'enfuie si je tiens à la vie. Je ne veux ni mourir ni faire…je tiens à ma dignité. Bref, je ne pouvais parler de ce que j'ai vu à personne, devant garder cet horrible secret avec moi…jusqu'à ce que je t'entende en parler à tes parents. À ce moment, j'ai compris que je pouvais partager ce fardeau avec quelqu'un d'autre.
– Je…merci de te confier, répondis-je, touché par son honnêteté, mais il faudrait réfléchir à une façon de partir. Je n'ai pas l'impression que le village ait des mesures de sécurité, comme le Père s'attendait à ce que tout le monde soit toujours derrière lui. Mais il faut penser à ce qu'on va faire une fois dehors.
– Je viens d'avoir un plan, me coupa presque Charlotte, qui sourit pour la première fois, à l'idée d'avoir une nouvelle stratégie. Ton anniversaire est bientôt, pas vrai ? Tu vas commander un caméscope, et prendre des photos du village, des messes, du Père, de tout ce qu'il nous faudra. Cela nous donnera des preuves pour après. De mon côté, je rassemblerai les affaires pour vivre une fois dehors. On se débrouillera ensemble pour vivre une fois dehors. »

J'acquiesçai en silence, mémorisant les choses que je devrais faire sans hésiter. Dans d'autres circonstances, l'idée de vivre avec une fille dans une tente m'aurait mis mal à l'aise, mais je n’avais pas le temps de penser à cela. Par contre, en entendant que Charlotte n’était pas intéressée par les hommes, je ne pus m'empêcher de me dire que Darius serait déçu s'il l'apprenait, lui qui en pinçait pour la grande blonde.
Une fois nos tâches notées, je quittai le premier notre planque, non sans annoncer un simple "Bon courage" à ma nouvelle acolyte. Et du courage, nous en aurions besoin pendant les prochaines semaines.

Le Village ParfaitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant