Juliette : la rentrée des débutantes

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Toutes les histoires commencent par un « il était une fois ». J'attends le mien depuis deux mois, et maintenant qu'il se trouve à quelques pas – littéralement sur le trottoir d'en face – ma gorge est nouée comme si j'étais à deux doigts d'affronter un dragon.

Le conducteur en uniforme quitte son volant pour m'ouvrir la porte de la voiturette, ôtant son chapeau avant d'esquisser une révérence. Je lui rends un sourire, saisis ma robe par les volants et descends la petite marche du véhicule. Un cabriolet de 1910, la pointe de la technologie. Quand je pense que la plupart des autres invités doivent se contenter de calèches tirées par des chevaux... J'ai une chance inouïe ! Le vrombissement désagréable du moteur n'enlève rien à ma joie, même si je suis heureuse de l'entendre s'éloigner. Il retirait une part de poésie au voyage. Comment entendre les gazouillis des oiseaux avec le gargouillis incessant de sa machinerie ?

Le soleil bas teinte le ciel de nuances roses et violettes. Accordées à mes jupes. Ma mère m'avait commandé une toilette sur mesure pour l'évènement ; buste brodé de fleurs en perles, manches vaporeuses, jupons de tulle et de dentelle, ceinture de soie ornée d'une belle rose de rubans. Elle me le répétait depuis ma naissance : le hasard ne méritait pas la plus petite place dans ma vie. Après une heure d'essayages et autant de préparation – il fallait choisir correctement la tiare et sa parure, des gants assortis sans oublier un trait de maquillage –, je me rendais pour la première fois seule à une réception de la plus haute importance.

Ma mère ne m'accompagne plus depuis au moins cinq saisons... mais je ne peux en dire autant du Seigneur Tobias. À cette heure, mon cousin doit certainement régler un énième conflit dans son domaine, et ne se joindra pas à la fête avant un moment. Déçue, mais pas surprise, je devais me résoudre à m'y présenter sans personne à mon bras.

Les tours du palais s'élèvent au milieu de jardins taillés à la française. Au-delà des grilles de fer forgé, des buissons aux formes animales guident les convives vers l'entrée. Des guirlandes sans fin se mêlent aux branches et dansent avec leur feuillage caressé par la brise. D'ici, le château ne paraît pas plus grand qu'une maison de poupée en pierre blanche perforée de fenêtres. Des groupes de jeunes hommes en costume et de jeunes femmes tout aussi apprêtées s'impatientent devant les gardes qui vérifient un à un les cartons d'invitation. Au sommet de son escalier de marbre, les portes grandes ouvertes offrent un air de musique classique au reste du monde. Et plus j'attends, plus je risque de rater la première danse.

Un bruit de klaxon à m'en casser les oreilles m'empêche de traverser. Je retire mon pied du passage piéton et coupe le son de mon casque ; le bus scolaire me frôle en filant droit vers son prochain arrêt. Dix secondes plus tard, le bonhomme passe au vert et je m'intègre au flot d'adolescents en jean-baskets qui s'aventurent de l'autre côté de l'avenue.

Plus de fiacres, de gardes, de robes somptueuses et de musique enchantée : une marée de sacs à dos et de smartphones s'amasse devant les grilles du Lycée des Étourneaux, plus ou moins prête à reprendre les cours en ce matin du trois septembre. Ma parure redevient une paire de boucles d'oreille fantaisies, mon écharpe de soie, une veste en jean et les volutes de satin, une jupe de seconde main sur laquelle j'ai brodé quelques marguerites.

Les premiers rayons du soleil passent timidement entre les immeubles. Sa chaleur nous autorise encore à porter manches courtes et chaussures ouvertes. Il aurait pu pleuvoir à seaux, comme au premier jour de ma sixième. Mais non. Pas un nuage à l'horizon. Et je compte bien garder toute cette lumière pour l'année entière.

Pas question de répéter le fiasco du collège.

— ELLE EST VIVANTE !

Deux mains agrippent tout à coup la lanière de ma besace et me forcent à reculer. La panique m'aurait gagné si je n'avais entendu la voix explosive de mon meilleur ami. Mais puisque je reconnais les bras qui me serraient sans retenue, je me contente d'en rire tout en pressant ces poignets à mitaines.

Juliette Juliette(s)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant