CHAPITRE 1

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- CHAPITRE 1 –

Gaston le pathétique

Dimanche 16 septembre 1962

J'aurais dû penser à changer les piles de ma lampe torche car, après avoir clignoté une ultime fois, elle vient de s'éteindre. Et, cette fois-ci, j'ai beau la secouer dans tous les sens, elle ne se rallume plus. Et pourtant c'est la lampe réglementaire US Army TL 122B, que j'avais achetée dans un surplus américain il y a deux ans. Une lampe qui a peut-être fait le débarquement de Normandie ! Pourvu que Jean-Jacques et les autres aient été plus prévoyants que moi, car cela fait longtemps que le carré de clarté qui marquait l'entrée des souterrains a disparu, et retourner sur nos pas à tâtons dans l'obscurité absolue de ce boyau de béton des murs desquels saillent des tiges d'acier rouillées et tordues n'est pas une perspective que quiconque envisagerait avec plaisir. Ça me rappelle une histoire que j'ai lue dans « Tales From the Crypt », un comic américain que j'ai acheté chez un bouquiniste, sauf que c'étaient des lames de rasoir et que le type était poursuivi par des chiens affamés.

Bon, dans le pire des cas, nous devons tous avoir des allumettes ou des briquets, et puis les faisceaux des lampes des autres n'ont pas l'air de faiblir. Je suis sûr que Jérôme a même amené des bougies dans son sac à dos.

- Eh, Gaston, pourquoi t'éteins ta lampe ?

Gaston c'est moi. Je m'appelle Frédéric, en réalité, mais Gaston c'est mon surnom, en référence à Gaston Lagaffe, il paraît que je lui ressemble. Il faut croire que j'ai acquis ainsi une sorte de célébrité puisqu'au Domaine, même des mômes que je ne connais pas, avec leurs petits vélos et leurs patins à roulettes, me saluent, du plus loin qu'ils m'aperçoivent, de joyeux : « Ouh ouh, Gaston ! ». Ce n'est pas la renommée dont je rêvais, surtout auprès des filles, mais c'est mieux que rien. Au point que j'affecte même d'adopter la posture avachie du personnage, et d'utiliser son fameux « M'Enfin ?! » Je suis pathétique, parfois, comme Holden Caulfield dans l'Attrape-Cœurs, ce bouquin de Salinger que j'aime tellement que je suis capable d'en réciter certains passages par cœur, précisément.

C'est Jean-Jacques qui a posé la question. Il n'a nul besoin qu'on l'affuble d'un surnom ridicule, lui. Je ne suis pas certain des critères qui font qu'une fille est attirée par un garçon, mais je suppose qu'il les réunit tous, depuis ses cheveux bruns bouclés jusqu'à l'assurance avec laquelle il les baratine. Depuis la neuvième, il est la figure de proue de notre bande informelle, à laquelle se sont agrégées maintenant des filles, ma voisine Maryse, Annette, Christiane, Monique... Il pourrait facilement avoir celle qu'il veut, je le vois bien à la manière dont elles se collent à lui quand on organise une boum et que quelqu'un met sur le plateau du tourne disques « Only You » ou « Sag Warum » ou encore « The Green Leaves of Summer ». Moi aussi je danse, mais aucune fille n'a encore à ce jour abandonné sa tête sur mon épaule pendant un slow. Je les fais rire, mais je préférerais les faire pleurer. Pleurer de bonheur, j'entends. Enfin, Jean-Jacques, sa copine, Martine, elle ne fait même pas partie de la Bande. Et les autres filles, il ne les regarde pas. Les autres mecs n'ont pas la même retenue, et ils ne se gênent pas pour en profiter, surtout quand on éteint la lumière.

En parlant de lumière... plutôt que d'avouer mon imprévoyance, je suggère qu'on en éteigne une autre, par précaution. Nul ne sait jusqu'où nous allons nous enfoncer sous terre, ni pendant combien de temps.

Le lycée Jean Moulin est bâti au bord du plateau qui domine l'une des boucles de la Seine, en périphérie de Saint-Germain-en-Laye. Et quand je dis au bord, c'est vraiment au bord du bord. Peut-être ne restait-il pas suffisamment d'espace disponible dans le parc de cette ancienne propriété, car le stade et le gymnase édifiés l'année dernière l'ont été sur une sorte de replat, une trentaine de mètres en contrebas des bâtiments disgracieux du lycée. On y descend par un escalier métallique, pentu et étroit, à la queue-leu-leu derrière le prof de gym. Certains d'entre nous, pas ceux qui fayotent en cavalant sur la cendrée à se péter les poumons pour les beaux yeux du prof, n'ont pas été longs à remarquer qu'une entrée, flanquée d'une sorte de fente horizontale et crènelée, presque dissimulée par le lierre, perçait la falaise crayeuse, derrière le bâtiment qui abrite le terrain de basket, le vestiaire et la piscine.

Le Trésor de DagobertOù les histoires vivent. Découvrez maintenant