CHAPITRE 6

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- CHAPITRE 6 –

Treize couloirs

C'est bien ce que je pensais. Dès que nos yeux se sont habitués à l'obscurité, nous constatons que celle-ci n'est pas totale, mais qu'il y a bien comme une clarté au fond d'un des couloirs. Celui-ci n'est pas très long, mais forme un coude au bout d'une cinquantaine de mètres, et s'achève sur une ouverture longitudinale, par laquelle passe une lumière verdâtre, filtrée par des rideaux de lierre. En plein dans le mille ! C'est la meurtrière qui ouvre sur l'arrière du gymnase du lycée, flanquée à sa droite par la porte récemment condamnée par les parpaings de l'administration.

Donc nous sommes juste sous le lycée, dont ne nous séparent qu'une trentaine de mètres et quelques milliers de tonnes de roches, que j'espère solides. Je regrette - un oubli de plus - de ne pas avoir amené un bout de papier et un crayon, de quoi commencer à tracer une ébauche de plan.

Retour à la case départ, en l'occurrence la grande salle dans laquelle nous nous trouvions quelques minutes auparavant. Il doit bien y avoir une douzaine de galeries qui en partent, comme les rayons d'une étoile, certaines de simples couloirs, d'autres des tunnels semblables à celui par lequel nous sommes arrivés. Après comptage, il y en a en fait treize, treize comme la date de mon anniversaire, ce que je veux considérer comme de bon augure. Nous venons d'en parcourir deux, il nous en reste onze, dont nous ne viendrons pas à bout aujourd'hui, c'est évident. Ç'aurait été sympa tout de même si l'un des ouvrages que j'ai consultés à la bibliothèque avait comporté un plan. Connaissant l'esprit méthodique des Allemands, il en existe sûrement un quelque part, mais où ? À Bonn ? Moscou ? Washington ?

En bons Français, soyons cartésiens : le plus simple est de les explorer les uns après les autres, dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, puisque c'est ainsi que nous avons commencé.

Premier couloir : une salle presqu'entièrement occupée par une machine imposante. Ce n'est malheureusement pas le Chronoscaphe du professeur Mortimer, mais un groupe électrogène, qui devait fournir l'électricité à l'ensemble du complexe souterrain. A en juger par son état, dans la lumière tremblotante de nos lampes, cela doit faire un bail qu'il n'a plus fourni le moindre petit kilowatt. L'évacuation de l'air vicié devait se faire au moyen des conduits qui partent au-dessus des gros ventilateurs du plafond. Et qui aboutissent où ? Quelque part sous le lycée, je suppose. Pas grand-chose à récupérer ici, sauf pour les collectionneurs de bobinages et d'électro-aimants. Un jerrican cabossé dans un coin, quelques bouts de torchons graisseux. Tout ce qui pouvait être vandalisé l'a été, mais la bête est du genre indestructible, toute de fonte et d'acier. Quelqu'un a chié dans un coin : dégueulasse.

Deuxième couloir (ou quatrième de la journée) : pas très long, une dizaine de petites pièces de part et d'autre. Des bureaux, ou des chambrées ? Nous trouvons les restes d'un châlit dans l'une des salles. Et d'autres étrons... décidemment ! Cette chasse au trésor n'est pas très exaltante jusqu'à présent, et je sens le moral des troupes qui fléchit.

Troisième couloir : aboutit à... une cage d'ascenseur, dans laquelle Albert manque de tomber en faisant l'imbécile, état assez constant chez lui. On aurait eu bonne mine à annoncer au docteur Suchet, son père, que son rejeton avait disparu dans les entrailles de la terre. Exactement ce qui arrive à Jeanjean dans La Grande Menace, une de mes BD préférées ! Détail intéressant : non seulement le puits devant lequel nous nous trouvons mène vers le haut (le lycée ?), mais aussi vers le bas, ce qui confirme que nous ne sommes pas au bout de nos explorations. Les barreaux métalliques et rouillés d'une échelle sont fichés dans la paroi, au cas où nous ne trouverions pas un moyen plus commode d'accéder aux niveaux inférieurs, mais ce sera pour plus tard.

Quatrième couloir : étroit et beaucoup plus long que les précédents. Il se termine, précisément, sur un escalier en colimaçon qui, comme l'ascenseur que nous venons de voir, permet non seulement de gagner la surface, du moins je le suppose, mais aussi de descendre. Nous optons pour la grimpette à grand renfort de claquements de godasses qui, c'est une nouveauté, résonnent fortement. L'escalier métallique tremblote un peu sous nos poids conjugués, mais tient bon. Qualité allemande ! Un bruit sourd, suivi d'un juron étouffé : c'est Albert, qui est en tête, et qui vient apparemment de cogner la sienne, de tête, contre un obstacle. L'information chuchotée descend jusqu'à l'arrière-garde, moi en l'occurrence. La sortie est bloquée par à une plaque métallique, qui heureusement se soulève bien qu'à contre-cœur et avec forces grincements (de quoi troubler la sieste du proviseur, si nous nous retrouvons dans son domaine). Une mini-avalanche de terre, brins d'herbe et caillasses, et un soleil automnal en prime, qui nous fait cligner des yeux comme des taupes mal réveillées.

Cela me fait penser à ce type, Michel Siffre, qui vient de remonter après avoir passé je ne sais pas combien de temps au fond d'un gouffre, j'espère pour lui qu'il avait prévu des lunettes de soleil, le mec.

Un rétablissement, pas évident pour le médiocre sportif que je suis, et un constat à priori rassurant : nous venons d'émerger au fonds d'un jardin envahi d'herbes folles, entouré de hauts murs et flanqué par une maison, ou plutôt une ruine de maison, que nos yeux qui peinent encore à se réhabituer à la lumière, découvrent peu à peu : toiture crevée, ouvertures murées, volets arrachés, sûr qu'on ne va pas déranger les proprios. Nous nous entre-regardons et éclatons de rire sans nous concerter : les chaussures poudrées de craie, de la terre dans les cheveux, et les mains empourprées par la rouille des ferrailles que nous avons touchées. Il faudra trouver le moyen de faire un brin de toilette avant de regagner nos foyers respectifs, chez Philippe, peut-être ? Et au fait, comment retrouver où il crèche ? Personne, pas même moi, n'a plus très envie de refaire l'itinéraire sous terre, alors il faudra se débrouiller. L'ennui, c'est qu'aucun d'entre nous ne réside à Saint-Germain et qu'en dehors de l'itinéraire qui mène du bahut à la place du Château, nous ne connaissons pas la ville.

Bah, on se débrouillera. D'abord, sortir d'ici. Le temps de griller une cigarette, nous refermons la trappe sans nous donner la peine de la camoufler. À quoi bon ? Un sentier à peine esquissé qui sinue entre les hautes herbes nous mène au mur qui sépare le jardin de la rue. Un portail métallique aux battants disjoints donne accès à celle-ci. Une chaîne rouillée et un cadenas brisé sont à demi-enfoncés dans la boue (il a plu hier) et personne ne semble s'être soucié de les remplacer. Un coup d'œil à droite, un coup d'œil à gauche, la rue est tranquille. En fait, il s'agit d'une impasse, bordée de quelques maisons bourgeoises. Celles qui se trouvent du côté gauche paraissent, comme celle dont nous sortons prudemment, inhabitées. La raison en est explicitée sur un panneau qui annonce en grandes lettres façon cinémascope la construction prochaine d'une résidence de grand-luxe, « en bordure de la forêt domaniale de Saint Germain en Laye. » Vu l'état du panneau en question, délavé par les intempéries, le promoteur n'a pas encore obtenu son permis de construire. Pourquoi je sais ça ? Parce que mon grand-père est maire de son village, et qu'il en parle tout le temps, des permis de construire, et du remembrement, et de la France qui fout le camp aussi.

Le Trésor de DagobertOù les histoires vivent. Découvrez maintenant