𝙸. 𝟷𝚎𝚛 𝙾𝚌𝚝𝚘𝚋𝚛𝚎

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La lettre

    La lettre est encore sur la table, délaissée. L'enveloppe et le délicat ruban rose qui la fermait encore quelques minutes auparavant cachent le texte. C'est intentionnel. Pensée ne veut pas voir son écriture, ses mots, et se dire que ce sont peut-être les derniers.
    L'habituel nœud d'émotions se forme dans son ventre. Pensée respire, tente de se calmer, mais évidemment ça ne fonctionne pas. Ça n'a jamais fonctionné. Elle sent les larmes monter, derrière ses yeux, mais se force à les retenir. Non. Elle ne pleurera plus. Elle ne sera plus la pauvre petite Pensée-la-faible, Pensées-la-pleureuse.
    À la place, comme toujours, c'est la colère qui prend le dessus et s'installe. Pensée serre les poings, les abat rageusement sur le bois du plan de travail. Comment a-t-elle osé ? Après tant d'années, lui renvoyer une lettre, raviver la douleur... Et pour ça ?!
    Pensée se dit qu'elle aurait mieux aimé ne rien savoir, ne pas avoir ouvert la missive, l'avoir simplement jetée en reconnaissant l'écriture de l'adresse... mais tout au fond d'elle, elle sait bien que c'est faux. C'est important. Sa dernière chance... De toute manière, peu importe ; c'est trop tard, elle a déjà ouvert l'enveloppe, lu le message. La curiosité, l'espoir, le souvenir du passé... Pensée ne sait pas trop. Mais maintenant, son poing est en sang, ses yeux un peu rouges et sa tête en vrac, et elle se demande ce qu'elle doit faire. Elle est partagée entre l'envie de jeter la lettre à la poubelle et le besoin de la lire, encore et encore, d'entendre dans son esprit ses mots prononcés par sa voix si singulière... et de pleurer un peu.

    Finalement, elle s'asseye simplement sur une chaise, pour éviter de tomber, et pose ses coudes sur la table, abattue. Le papier blanc constellé d'encre noire semble la narguer. Alors, malgré sa réticence, elle attrape délicatement la feuille, comme si elle risquait de se briser, et la porte à son regard de ses mains tremblantes. Et elle relit ces lignes empreintes de son style, si particulier, si familier. Ces mots qui torturent son cœur fragile, qui mettent le chaos dans son esprit et qui la meurtrissent comme autant de lames :

    Chère Pensée,

    Cela fait longtemps que nous ne nous sommes pas parlées. Je suis consciente de t'avoir blessée et j'en suis, crois-moi, sincèrement désolée. J'espère que ton esprit tant que ton corps vont bien, du moins si possible un peu mieux que les miens. Tu l'ignores sans doute mais un grand mal me ronge, et ma vie ne sera bientôt plus qu'un vieux songe.
    J'aimerais donc revoir une dernière fois les gens que j'ai connus, alors voilà pourquoi j'implore ta venue.

    La fête se tiendra le 12 octobre chez moi, et je souhaite ardemment que tu puisse être là. En souvenir de ce que nous étions autrefois, éternellement à toi,

    Ta Camélia.

    Comme prévu, Pensée est juste un peu plus bouleversée. Ça fait des années qu'elle n'a pas vu Camélia, mais elle ne l'a jamais oubliée.

   Comment aurait-elle pu ? La jeune fille avait été sa première amie, sa seule amie, la meilleure qu'elle ait jamais eue. Ainsi que la seule personne qu'elle ait un jour vraiment estimée. Et tout ça jusqu'à l'incident. Ça, Pensée ne veut pas s'en souvenir.
    Si elle pouvait effacer certains événements de sa mémoire, elle le ferait sans hésiter.


Les fins

    C'est peut-être à cause de Camélia que Pensée déteste à ce point les fins. L'aboutissement de leur amitié l'a dégoutée de tous les autres, c'est pourquoi la jeune femme ne termine jamais les livres, les films, ou quoi que ce soit qui ait une chute, de peur que celle-ci ne lui plaise pas.
    C'est également une autre des raisons pour lesquelles elle est si bouleversée à cet instant. L'idée de la mort la tétanise, c'est la fin d'une chose bien trop importante : l'existence même de quelqu'un. Alors imaginer Camélia, sa Camélia, si éveillée, si pleine de vie, toujours regorgeante d'énergie, dans l'immobilité glaciale et éternelle du trépas...

    Pensée se met à trembler. Les larmes menacent à nouveau de couler, mais cette fois-ci, elle ne songe même pas à les remplacer par la colère. Elle se demande bien comment elle a pu en vouloir à Camélia. Elle n'a jamais, jamais pu la détester. Même à l'époque de leur dispute.
    Pensée lève la tête, cligne des paupières, et aucune goutte d'eau salée ne s'échappe de ses yeux. Elle soupire doucement. Elle sait déjà qu'elle ira à cette soirée, bien qu'elle ne supporte pas les fêtes. Parce que, peut-être à cause de sa phobie des fins, même après toutes ces années, elle n'a jamais cessé d'aimer Camélia.


Camélia

    Pensée se souvient encore, de tout. Elle n'aurait jamais pu oublier quoi que ce soit la concernant. Elle se rappelle du premier regard qu'elle lui avait adressé, le premier sourire. Elle se remémore encore l'éclat rieur de ses grands yeux bleus, le mouvement de ses longs cheveux d'or, et son rire cristallin, dégringolant en cascade...
    Et puis la première fois qu'elle lui a parlé, sa voix douce lui demandant un crayon. Dès la première seconde, Pensée avait su. Elle avait su que Camélia serait la personne la plus importante de sa vie. Qu'elle serait la meilleure amie qu'elle aurait jamais.
   Ou peut-être même plus qu'une amie... Et c'est de ce « plus » que tout est parti. Pensée sent encore sa main sur ses doigts, ses lèvres douces sur les siennes, et puis sous elle, son corps chaud, la texture de sa peau. Elle revoit son sourire ensommeillé au matin, et ressent à nouveau l'espoir, l'espoir de vivre enfin une belle histoire.
    Et puis la douche froide : le regard fuyant devant les autres, l'espace infranchissable entre leurs deux mains, leurs deux bouches, leurs deux corps... Et les cris, les pleurs, les excuses vaines... Comme quoi elle n'était pas prête, elle avait peur... Peur de quoi ? De continuer à agir de manière amicale en public ? Pensée n'avait jamais mis la pression à Camélia. Elle ne l'avait jamais obligée à quoi que ce soit. Elle aurait juste voulu qu'elle n'ait pas honte de ce qu'elles vivaient toutes les deux, de l'amour qu'elles partageaient. Elle lui avait trouvé des excuses, elle lui avait donné du temps, elle l'avait soutenue, parce que Pensée aimait Camélia plus que tout au monde, et que l'amour rend aveugle.
    Mais le point de non-retour est arrivé, les larmes ont coulé, des deux côtés. Pensée ne pouvait plus supporter la peur de Camélia. Parce qu'à force d'avoir peur des autres, Camélia s'était mise à avoir peur d'elle, de leur histoire. Et Pensée ne voulait plus être celle dont on avait peur, celle dont on avait honte, celle qu'on devait cacher. L'amour de Camélia l'avait détruite. Trop de larmes avaient coulé de ses yeux rougis ; désormais, elle ne pleurerait plus.

𝙻𝚎 𝚙𝚘𝚒𝚍𝚜 𝚍𝚎𝚜 𝚕𝚊𝚛𝚖𝚎𝚜 ||ⁿᵒᵘᵛᵉˡˡᵉOù les histoires vivent. Découvrez maintenant