𝙸𝙸𝙸. 𝟷𝟻 𝙾𝚌𝚝𝚘𝚋𝚛𝚎

30 3 35
                                    

La mort

    Le soleil est haut dans le ciel, l'air est lourd. Pensée marche sans réfléchir, comme dans un état second. Comme si elle était en dehors de sa tête - ou au contraire piégée à l'intérieur. Les gens autour d'elle ont l'air sombre, malgré le temps radieux. Yeux rouges, mouchoirs, vêtements noirs. Au moins semblent-ils être en vie, eux. Eux. Pensée, elle, est restée bloquée à ce 13 octobre au soir et à la lettre sur la table. L'autre lettre.

    Celle-ci, Pensée n'avait pas eu besoin de l'ouvrir pour en connaître le contenu. Dans l'enveloppe immaculée ne figuraient que quelques mots, si factuels qu'il en étaient presque dénués de sens.

    « Nous sommes au regret de vous annoncer le décès de Camélia Perry, chez elle, au matin du 13 octobre. L'enterrement aura lieu le 15 octobre à 15h30 au cimetière du village. Sincères condoléances. Famille Perry. »

    Aucune douleur n'en transparaissait, aucune compréhension. Et encore moins de "sincères condoléances". Pensée n'en attendait pas moins de la famille de Camélia, mais ces mots dépourvus de tout sentiment la heurtent tout de même. Elle est prise d'un haut-le-cœur, quelque chose se brise en elle. Une boule caractéristique se forme dans sa gorge. Elle a mal au ventre, à la tête, au cœur. Et elle les sent monter. Pensée ferme ses yeux. Mais les larmes, rusées et sournoises, parviennent toujours à passer, même à travers le mur de ses paupières. Elles se faufilent par les interstices, entre ses cils, et Pensée sent leur tiède humidité sur sa peau avant de les écarter du plat de la main d'un geste rageur.
    L'une d'entre elle lui échappe et se faufile entre ses lèvres, lui laissant un goût amer dans la bouche. Cette même bouche que quelques heures plus tôt, Camélia embrassait... Non, Pensée se dit qu'elle doit être forte. Forte, forte, forte... La nausée l'envahit et Pensée vomit sa douleur au dessus de l'évier. C'est bel et bien réel. C'est bel et bien fini. Fini pour toujours. Pensée se sent déjà dériver, elle sent son esprit qui cogne les parois de son crâne, comme pour s'échapper de ce monde où Camélia n'est plus. Elle a froid, elle a chaud, tellement chaud... Le soleil est haut dans le ciel, l'air est lourd...
  
  

La pluie

    Le cercueil touche terre, et le cœur de Pensée se brise un peu plus. Elle sait bien que ce n'est plus Camélia, à l'intérieur de cette boîte, que son cadavre. Mais elle doit se retenir de se précipiter vers les fossoyeurs pour les retenir, les arrêter. Comme si ça pouvait changer quelque chose.
Comme si quelque chose pouvait encore être changé.

    Le prêtre prononce quelques paroles. Les gens pleurent, et Pensée... Pensée trouve tout cela ridicule. Le prêtre et son discours larmoyant, hypocrite, là où la religion n'a jamais parlé à Camélia de son vivant. Ses parents en larmes alors qu'ils auraient préféré voir leur fille chérie morte plutôt que d'accepter son attirance pour les femmes. Jusqu'au soleil brillant d'un éclat insolant, aussi radieux que l'avait autrefois été Camélia.

    La tristesse de la foule est palpable, elle s'ajoute à la sienne, mais combien de ces gens ont-ils vraiment connu celle qu'ils pleurent ? Tout est absurde, aux yeux de Pensée. Elle a tout à coup l'impression de voir la scène d'en-haut – elle, frêle silhouette habillée de noir au milieu de tant d'autres silhouettes habillées de noir. Comme par un réflexe de survie, elle s'échappe. Trop de tristesse, trop de colère, trop de pensées. Elle est pleine à ras-bord de douleur, et du souvenir de Camélia, de ses lèvres, de ses mains, de sa peau – et de son cœur.

    Le soleil est haut dans le ciel, l'air est lourd. Et soudain arrivent les nuages. Ils s'amassent comme pour rejoindre la foule endeuillée. Noir.

    Et soudain, arrive la pluie.
  
  

Un autre commencement

    Une goutte, d'abord. Suivie d'une autre, et encore une autre. Pensée perçoit l'impact humide sur son bras, son épaule, son visage. Son corps. Alors que fleurissent les parapluies noirs au dessus de leurs têtes, que la voix du prêtre s'interrompt, coupée par le tonnerre, alors que les gouttes d'eau imprègnent la terre autour du cercueil, dégageant l'odeur si particulière du sol chaud et mouillé, alors Pensée sent quelque chose céder en elle. D'abord juste un peu, puis tout d'un coup. Un éboulement dans son cœur. Sur ses joues trempées de pluie, Pensée sent soudain une goutte plus chaude que les autres. Puis, comme autour d'elle, l'averse de ses larmes se transforme en orage. Un orage chaud et doux, un orage déchirant et... libérateur.

    Pensée renverse la tête, regarde le ciel gris par-dessus les parapluies, la vue brouillée par la pluie et les larmes qui coulent enfin librement. Elle croit entendre un instant la voix de Camélia, son souffle dans son oreille, mais peut-être n'est-ce que le vent qui vient de se lever. Les parapluies se retournent, le prêtre semble dépassé par les événements, tout comme les parents, qui en ont oublié leur rôle d'éplorés. Certains invités fuient en direction du parvis de l'église, alors que la pluie redouble d'intensité.

    Et là, au milieu du chaos et de la débandade, Pensée rit à travers ses larmes, le visage tourné vers les cieux. Elle rit au souvenir de Camélia, des bons et des mauvais moments, de sa vie, simplement. Elle rit pour faire taire la douleur et le chagrin qui hurlent en elle depuis la lettre. Elle rit pour mieux pleurer.

    Ce soir-là, quand Pensée rentrera chez elle, elle jettera l'avis de décès et affichera une photo de Camélia sur son frigo. Puis avant de dormir, elle prendra le livre commencé sur sa table de nuit et le lira, jusqu'à la fin. Parce qu'après tout, la fin n'est pas une fin. Ce n'est qu'un autre commencement.

FIN
(ou un autre commencement)

𝙻𝚎 𝚙𝚘𝚒𝚍𝚜 𝚍𝚎𝚜 𝚕𝚊𝚛𝚖𝚎𝚜 ||ⁿᵒᵘᵛᵉˡˡᵉOù les histoires vivent. Découvrez maintenant