Le conseil restreint

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 Kitah observait les sièges d'un œil circonspect. Puisque Maija assistait toujours aux réunions du conseil restreint, et puisque Savang n'avait pas été invité aujourd'hui, le nombre de sièges restait inchangé. Une partie de lui voulait rajouter une assise, afin que celle de Maija soit laissée vide. Cependant, aujourd'hui, cette place revenait à son adelphe. Il n'osait pas imaginer ce que ressentait Notre-Dame, ou comment iel se sentirait en s'asseyant à la place de sa sœur – Kitah lui-même devait encore réaliser qu'il s'assiérait là où seul Gyoku Savang s'était assis. Une chose était sûre : il était soulagé que ce traître ne soit pas présent. Il ne souhaitait pas le laisser dans la même pièce que le Lord... Et que Barbara, en réalité. Elle serait capable d'en venir aux mains.

Deux domestiques s'affairaient à nettoyer la table et apporter des boissons : une bouteille de vin rouge ainsi qu'un pichet d'eau claire. Ils possédaient un système de filtration de l'eau de pluie ainsi que de l'eau océanique qui fonctionnait admirablement bien, conçu par leur collège Sir Stirio Ar-Jamal. En revanche, l'île de Rùn abritait également une source souterraine d'eau minérale très pure, et c'était celle-ci qu'on servait lors des réunions. Ni le Lord ni Kitah ne buvaient d'alcool.

La porte s'ouvrit au bout de quelques minutes. L'homme qui entra était grand, maigre et sec comme un bâton de bois abandonné au soleil. Son visage osseux et cireux était encadré d'un long rideau de cheveux noirs brillants. Une cicatrice lui barrait toute la joue en biais, en-dessous d'yeux ambrés qu'il maquillait toujours d'une subtile teinte violette. Il était aujourd'hui vêtu d'un kimono noir. Les deux hommes s'adressèrent un signe de tête silencieux.

Sir Othue Oldvarley était un homme déstabilisant, qui mettait à rude épreuve la gentillesse naturelle de Kitah. Ils avaient toujours eu une entente cordiale, mais la Première Lame ne pouvait pas dire qu'il appréciait partager un conseil avec lui. Sir Oldvarley était pourtant bougrement efficace. C'était une excellente chose pour le Lord, mais depuis quelques temps cette tendance à toujours rendre un travail impeccable et sans bavures mettait Kitah à cran. Il ne savait pas jusqu'où s'étendait la quantité d'informations qui avaient été récoltées sur les différents conseillers et alliés du Lord, mais il avait des secrets qu'il tenait à garder pour lui. C'était d'autant plus vrai en connaissant le zèle dont faisait preuve Sir Oldvarley pour protéger la famille impériale. Au moins, ce maître-espion ne tombait pas sous la nouvelle juridiction de Kitah.

— Je ne pense pas avoir déjà vu une réunion du conseil restreint sans la présence de Sir Savang, glissa l'homme.

Kitah serra les dents. Ce meurtrier avait toujours été collé aux basques d'Ivan, d'aussi loin qu'il se souvenait. En réalité, il avait soutenu le Lord dans les décisions politiques tout autant que Maija. Son absence chamboulait le pouvoir impérial, quoique Kitah détestât l'admettre.

— Mes félicitations pour votre montée en grade, Sir Underwood.

— Merci, répondit-il en retenant un soupir. Votre enquête a-t-elle porté ses fruits ?

Les petits yeux ambrés s'étrécirent. Kitah sentit des sueurs froides dans son dos face à cette expression de frustration glacée.

— Point encore. Cela ne saurait tarder.

C'était inquiétant. Sir Oldvarley se devait de tout savoir sur tout le monde. C'était l'entièreté de ses fonctions auprès du Lord. Que les raisons de l'acte de Savang lui échappent ne laissait rien présager de bon. Le traître était-il doué au point de pouvoir dissimuler des informations à un espion entraîné et mandaté par feu l'Empereur Sullivan ?

La porte s'ouvrit de nouveau, interrompant ses interrogations. Bartholomew fut le premier à entrer, lavé et vêtu d'habits frais. Il était suivit de la femme formidable qu'était Dame Barbara Alvida Dag Freyja Varley Dalvinson ; peu de personnes prenaient la peine de retenir son nom complet, et la majorité l'appelait simplement Baba. Il s'agissait d'une octogénaire bien en chair, au long nez, aux yeux globuleux, aux rides marquées et à la peau pendante, qui portait toujours deux épaisses tresses. Elle avait encore beaucoup de cheveux pour son âge, et on pouvait deviner que ceux-ci avaient été roses sous la bonne lumière. Contrairement à son habitude, elle portait des vêtements noirs – les mêmes que ce qu'elle avait porté à l'enterrement de Maija plus tôt. Les deux avaient toujours été proches.

NeleaqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant