Interlogue : Jaws

78 13 0
                                    

Nuka Ulloriaq tremblait de froid. Il avait mal au ventre. L'Amérindien se releva, les membres engourdis et tira d'un sac en peau à moitié crevé des morceaux de bœuf séché. Il en grignota un bout et laissa les épices dans lesquelles il avait fait mariner la viande le réchauffer. Encore quelque chose qu'il avait volé.

Il avait réussi à fuir la ferme où il avait été envoyé, après trois tentatives avortées. Tristement célèbre en Amérique et en Europe, il avait fini par être envoyé dans les lointaines terres australes, condamné à vingt ans de travaux forcés. On lui avait promis une semi-liberté, mais les conditions de vie à la ferme où il avait été assigné étaient terribles. C'étaient d'autres condamnés qui se trouvaient à la tête des opérations et Nuka, en raison de ses origines, avait été traité comme un paria. Trop faible après le voyage interminable qui l'avait éloigné du vieux continent, Ulloriaq n'était pas parvenu à reprendre des forces et à s'imposer. Il s'était donc servi de son intelligence pour se tirer de cette situation pénible et était en cavale depuis une semaine. Or, s'enfoncer dans le bush australien n'avait pas été l'idée la plus brillante, car les nuits étaient glaciales. Nuka avait eu la chance de bénéficier de nombreux apprentissages au cours de sa vie, il savait à la fois soigner un être humain selon les principes de médecine occidentale, mais également se débrouiller avec les éléments de la nature pour survivre, panser ses plaies, faire passer une mauvaise fièvre. La végétation, sur ce continent maudit, différait de beaucoup de celle à laquelle il était habitué, mais les anciens qui avaient partagé les premières années de sa vie lui avaient montré comment déterminer les pouvoirs d'une plante. Le jeune homme maudissait tous ceux qui l'avaient poussé jusqu'à ce moment où il tentait misérablement de rationner des lambeaux de viande séchée. Il avait fait un feu pendant quelques minutes, pour cuire les tripes d'un lapin qu'il avait tué trois jours auparavant. Le goût avait été immonde, mais comme disait l'un des forçâts avec qui il avait partagé ses chaînes, durant la traversée de l'océan Indien : ça remplissait la panse.

Nuka glissa les mains sous ses aisselles et s'y réchauffa les doigts. Il était frigorifié et il n'osait plus refaire du feu, car il craignait d'être repéré. L'horizon s'étendait, au loin, et l'on pouvait repérer la lueur des flammes ou bien sentir la fumée à des kilomètres alentours.

L'Amérindien ignorait combien de temps il avait passé recroquevillé sous un buisson, emmailloté dans la chemise miteuse qu'on lui avait donné. Il avait décidé de se relever avant l'aube pour marcher, en direction opposée à celle de la ferme. Il ne fallait pas qu'il retombe entre les mains de ses geôliers, à aucun prix. Pour la première fois de sa vie, Nuka réalisait ce qu'une victime pouvait ressentir. Si son orgueil n'avait pas été brisé des mois auparavant, il aurait pu ne ressentir que de la rage, mais il percevait à présent toute l'étendue du mal qu'il avait commis ces dernières années. Le jeune homme souffrait bien davantage de cette réalisation que du froid. Ainsi c'était cela être humilié ? Jeté plus bas que terre ? Considéré comme une chose dont on dispose ? Toute sa vie, il s'était servi de ses talents et de son intelligence hors normes pour terroriser, tirer avantage de plus faible que lui. Toute sa vie, il avait fait du mal à ceux qui l'approchaient de près ou de loin. Nuka, qui avait été torturé à la ferme, toucha ses dents pour la deuxième fois, alors qu'il marchait en silence dans le bush. Il sentit quelque chose se casser dans sa poitrine, ou plutôt il sentit un barrage céder face à une force qui l'envahissait depuis trop longtemps. Lorsque ses doigts coururent le long de la pulpe douloureuse, à vif, de ses dents, lorsqu'il comprit pour la seconde fois que ses bourreaux, à la ferme, l'avaient défiguré à vie sans qu'il puisse se défendre, une vague le submergea. Tout en persistant dans sa marche mécanique, un pied après l'autre, il fondit en larmes, sanglotant sans se soucier de savoir si ses poursuivants allaient l'entendre ou non. Désormais, ses traits pourtant si beaux portaient la marque de l'infâmie. En s'amusant à tailler en pointe ses dents, les bourreaux de Nuka lui avaient donné l'apparence d'un monstre. Son visage reflétait sa nature.

Cette constatation fut si effroyable, l'identification à ses anciennes victimes fut si brutale que Ulloriaq en fut ravagé.

Il pleurait encore lorsqu'il arriva aux environs d'un ranch. Les champs s'étendaient sur des longueurs infinies : il s'était heurté, le regard brouillé, à la barrière d'un corrall vide. Dévasté par l'épiphanie foudroyante qu'il avait eue, du sang séché sur le menton et la poitrine, Nuka décida de se rendre aux habitants de ce ranch. Tant pis s'ils le lapidaient, tant pis si les geôliers de la ferme le torturaient encore : il l'avait mérité, après tout.

Lorsque Rosemary jaillit de la petite maison en bois, alors que les premiers rayons du soleil bravaient l'horizon, la dernière chose à laquelle elle s'attendait était de voir un homme au visage basané et aux traits taillé à la serpe, en guenilles, effondré dans la poussière du du chemin qui menait au puits.

— Seigneur, Jésus ! Mais que faites-vous par terre ?!

Au lieu de courir passer une robe, la jeune fille se précipita vers Nuka, inanimé.

C'est ainsi que la famille Trevor Jackson accueillit sans le savoir un criminel immortel. 

L'Escorte 3Où les histoires vivent. Découvrez maintenant