Journal #4

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Je suis désolée, je sais que j'ai stoppé le journal à un moment-clé, mais j'avais besoin de sommeil, je ne me suis pas tout à fait remise de cette incroyable cavale. Non, non, ne posez aucune question, on y arrive : je vais tout vous raconter !

On s'était arrêtés au moment où Saburo, tueur à gages japonais notoire, venait de recevoir la carte de membre de mon fanclub personnel. C'était presque avec mépris que Ove le dévisageait, dans notre chambre d'hôtel miteuse à Stockholm. Coinçant l'un des pistolets dans sa ceinture, le Scandinave s'est relevé. Il s'est essuyé le front de sa main libre. Saburo, lui, se tordait de souffrance, plié en deux. Il tremblait, respirait fort. Il faisait peine à voir, même s'il venait juste d'essayer de nous assassiner froidement. Le Viking a fini par balancer sa deuxième arme sur le lit. Je le voyais en colère. En fait, ça devait lui faire mal de revivre cette scène. Parce qu'il avait aussi expérimenté cette infinie détresse, ça, j'en étais convaincue.

Ove a alors tiré d'un coup sec sur les pans de sa chemise. Les boutons ont rebondi sur le sol crasseux. J'ai cru l'espace d'un instant qu'il était en train de faire son coming-out parce qu'il était tombé sous le charme du Japonais, mais je me trompais sur toute la ligne. Il a jeté sa chemise par terre et a saisi Saburo par le col, lui collant le nez à quelques centimètres de son propre tatouage.

— Regarde. Regarde ! Je suis comme toi ! Moi aussi, j'ai fait des grosses conneries dans ma vie et j'le paie depuis ma mort. T'es dans la galère, comme moi. Alors maintenant t'arrête de chialer. Je veux pas faire ça, c'est pas à moi d'faire ça, mais va falloir qu'tu m'écoutes pour les explications, t'imprimes, Lucky Luke ?

— Ove... ai-je tenté.

Je sentais qu'il fallait que ce soit moi qui intervienne. C'était à moi de parler à Saburo, même s'il me terrifiait encore un chouïa. Je devais lui dire ce qu'il était. Je ne sais pas pourquoi, mais je ressentais une sorte de besoin irrépressible. Il fallait que je lui dise tout. Pas Ove, moi.

— Non, toi, tu restes à ta place ! Pour une fois tu vas écouter c'que j'te dis !

— Justement, laisse-moi lui expliquer. C'est ça, ma place, Ove.

J'ai senti une pointe de pitié me transpercer lorsque j'ai entendu un nouveau sanglot de Saburo. Il devait souffrir de l'intérieur. J'étais toujours parcourue de cette certitude bizarre qu'il fallait que ce soit moi qui dise au nouveau Proscrit ce qu'il était. À tout prix. En fait, ce n'était pas qu'une certitude : c'était une obligation. Il y avait comme une pression terrible qui pesait sur mes épaules. Appelez-ça Dieu, la force immanente de la Nature ou tout simplement une crise d'angoisse, mais il fallait que j'obéisse à cette sorte d'ordre transcendant. À n'importe quel prix.

Je devais dire à Saburo ce il était devenu.

— Non, c'est pas tes affaires, p'tite peste, c'est à moi de...

— Ove, je ne plaisante pas. Vous, vous voyez tous votre charge comme une malédiction. Il le vivrait mieux si je lui présentais ça comme une sorte de...

— Hé, oh ! a fait le Suédois avec colère. Réveille-toi p'tite conne ! C'est une putain de malédiction ! Et c'est pas en organisant des cellules psychologiques à deux balles que tu...

— Je n'ai pas envie de faire ça, Ove, mais tu ne me laisses pas le choix.

— Quoi ? Tu comptes me tirer dessus avec le flingue ? Mais vas-y, vu comment tu vises, t'as plus de chance de toucher le cul du lion de Kungliga Slottet, tiens !

— Ove, je te donne l'ordre de me laisser lui expliquer ce qu'est un Proscrit.

Ouh, là... Je n'avais jamais senti un tel courant d'air glacé entre Ove et moi – et pourtant, on s'est déjà pris la tête plus gravement que ça. La marque, à l'endroit où Bai m'avait frappée, s'est mise à chauffer. Le Scandinave a laissé tomber Saburo – qui ne s'était toujours pas remis du choc –, s'est redressé de toute sa hauteur et s'est rapproché de moi. N'importe quelle autre de mes copines aurait tout simplement rêvé se retrouver dans ma situation. À moitié collée contre les pectoraux d'un type musclé à demi-nu. Mon cas était légèrement différent : le type au physique de statue grecque semblait m'en vouloir à mort, à moi ainsi qu'à l'intégralité de ma famille, voire même à l'intégralité de tout ce qui pourrait, de près ou de loin, me toucher.

L'Escorte 3Où les histoires vivent. Découvrez maintenant