Des voix me tirent de mon sommeil. J'émerge avec difficulté, je m'étire longuement. Le camping-car est immobilisé dans un parking désert face à une étendue de verdure arborée autour d'un étang. Des éclats de rire proviennent de l'extérieur.
J'ignore la durée pendant laquelle je suis restée en position assise, endormie contre la vitre du côté passager. Ma fatigue doit être plus intense que je ne souhaite l'avouer.J'aperçois Tiago courir derrière Sabine en riant.
— Je vais t'attraper, marraine !
Sabine tourne autour des arbres pour éviter l'assaut et feinter son adversaire, manifestement ravie de se faire malmener.
— C'est ce qu'on va voir, le nargue-t-elle de plus bel.
Je décide de ne pas interrompre leur jeu, et me rends dans la kitchenette pour préparer ma théière d'Eremophila galeta, préconisée par l'apothicaire à Tours. Je m'installe sur la banquette, détendue, jusqu'à ce que ma conversation avec Alexandre surgisse de ma mémoire.Avant que ma vie ne prenne un autre tournant, tout allait bien. Du moins, je ne me posais pas de question. Parfois, vivre dans le déni est préférable sauf quand la vérité vous prend en otage. Avant ce fichu cancer, mes yeux étaient recouverts d'un voile, comme un filtre protecteur. La maladie l'a retiré. La prudence d'Alexandre m'apparaît aujourd'hui comme de la peur, exacerbée et la paralysie qu'elle provoque m'insupporte. Ce coup du sort vient mettre en exergue les traits de caractère de chacun, moi y compris. Je me découvre tranchante, indépendante et déterminée. Je vis dans l'urgence dorénavant. Tout aurait été plus simple si mes yeux étaient restés voilés.
La porte du camping-car s'ouvre, je sursaute.
— Ah, tu es réveillée, maman !
— Oui, mon chéri. Vous vous amusez bien avec tata, on dirait !
Tiago me raconte son petit jeu du chat et de la souris avec Sabine.
— Elle ne m'a même pas vu arriver par derrière, c'était trop drôle, maman ! s'écrie-t-il fièrement.
— Hey, tu oublies de dire que je t'ai eu moi aussi ! revendique Sabine en nous rejoignant.
— Oui, mais moi je suis petit !Cette façon qu'ont les enfants de se proclamer grand ou petit selon le profit à en retirer est amusante. Je contemple mon fils avec tendresse. Sabine me consulte, les sourcils arqués, recherchant mon soutien. Je hausse les épaules faute d'argument.
Leur amour l'un pour l'autre est touchant. Je n'aurai de toute évidence pas la joie de connaître un jour les enfants de Sabine. Je ne serais jamais tata à mon tour. Une boule se noue au fond de ma gorge.Note à moi-même : Ne pas te laisser envahir par des angoisses inutiles.
Nous restons attablés pour une petite pause goûter, précieuse aux yeux de Tiago, à en croire le bonheur visible sur son visage lorsqu'il croque dans son pain au chocolat et ses pieds en balance sous la table.
— Je pensais faire encore deux heures de route avant de nous arrêter pour la nuit. On pourrait faire une halte dans la commune de Ciboure, au Pays basque, ça te branche ? me demande Sabine.
— Ça me va, je te laisse juge comme tu conduis le plus.
— J'ai eu de bons échos sur cet endroit. Demain matin, on pourra aller prendre le petit déjeuner dans un café pour changer et se promener pour découvrir la ville.Je me laisse guider. Confier à Sabine l'organisation me fait un bien fou. Avec Alexandre, j'ai toujours été la maîtresse de maison. Celle qui gère, planifie et porte le quotidien. Cela me permettait de faire selon mes envies, mes exigences, même si cela sous-tend d'en assumer la charge. Je crois que je n'avais pas réfléchi à la question avant maintenant.
Aujourd'hui, je peux lâcher prise et j'aime l'allègement mental que cela me procure. Je l'imaginais, mais, le vivre est au-delà de tout.
— Tu me fais du bien, tu sais.
Tiago est toujours aussi concentré sur son goûter.
— Tant mieux, c'est le but de ma présence à vos côtés, même si je ne fais pas grand-chose.
— Oh si, tu en fais beaucoup, n'en doute pas.
— Alors je te crois et j'en suis ravie.Le lieu de notre arrêt n'a pas grand intérêt, nous décidons de reprendre la route et de suivre le programme de Sabine.
— Tu veux que je prenne un peu le volant ? lui demandé-je avant de prendre place à l'avant du camping-car.
— Non, franchement, ça va. On s'arrête souvent, on va mettre trois jours pour traverser la France, on bat notre record de lenteur ! s'amuse-t-elle.
— Ça fait du bien de prendre son temps !
— Oui, ça change du rythme à l'hôpital... Ça t'étonne si je te dis que le travail ne me manque pas ?
— Non seulement ça ne m'étonne pas, mais en plus je crois ne pas me tromper en disant qu'il n'est pas près de te manquer !Travailler à l'hôpital n'est possible que par vocation. Mais les horaires et les conditions de travail se sont dégradés ces dernières années, même les plus engagés finissent par se reconvertir et faire autre chose. J'ai lu dans une récente étude, que la durée moyenne d'exercice d'une infirmière à l'hôpital est de dix à quatorze ans environ, et réduite à six ans en région Ile-de-France c'est dramatique.
Après un périple d'environ deux-cents kilomètres, nous nous arrêtons comme convenu à Ciboure, au Pays basque. Nous découvrons une jolie citée, nichée au cœur de la baie de Saint-Jean-de-Luz, authentique et préservée. En fond de toile, les montagnes des Pyrénées ajoutent de la beauté au paysage, la région est époustouflante.
— Maman, tata, il y a des bateaux, là !Un charmant port de plaisance se blottit contre les jolies ruelles du cœur historique avec ses maisons Labourdines aux poutres en bois rouges et aux volets assortis. Le chant des mâts et des voiles qui s'entrechoquent nous invite au voyage. On entendrait presque les voix chantantes des pêcheurs du sud vendre leur poissons.
L'endroit est magnifique, nous avançons tous les trois, mains dans les mains. Nous découvrons une ville bourrée de charme. De petites ruelles adjacentes avec des marches en pierre menant à des passages retirés cachent de nombreux trésors comme une fontaine sous forme d'obélisque ou l'église Saint-Vincent avec son joli clocher. Sur le fronton, les habitants se retrouvent pour une partie de pelote. Les voix s'échauffent, les paris se lancent sur fond sonore de rire des enfants jouant dans les parcs autour. Nous nous promenons, je prends quelques photos dignes des plus belles cartes postales. L'océan est l'élément clé autour duquel la ville a été construite. Les innombrables conserveries de poissons ont laissé place à quelques dizaines de bateaux pour la vente directe des produits du jour dans une cahute sur le port. Une halte dans une boutique nous permet de faire le plein de boîtes de sardines, et de maquereaux, à l'huile d'olive, au citron, et autres herbes aromatiques.
Tiago commente nos découvertes et Sabine complète, le nez plongé dans le guide touristique.
— Vous entendez ces voix, vous aussi ? questionne Sabine.
Intrigués, nous avançons jusqu'à l'angle d'une rue pittoresque. Un espace arboré se dresse face à nous, au-dessus duquel jaillissent les tentacules lumineux d'un piège métallique. Les voix modifiées contrefaites se précisent, elles attisent notre curiosité, comme une invitation à l'expérimentation.

VOUS LISEZ
Les falaises ocre [En soumission]
General FictionQue feriez-vous si la maladie faisait irruption dans votre vie ? Delfine a trente ans, elle est infirmière, mariée à Alexandre et l'heureuse maman de Tiago, cinq ans. Elle apprend être atteinte d'un cancer, sa vie prend un tout autre virage. Elle co...