1 - Jawed

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«D'après les statistiques, les Va-nu-pieds ont converti plus de 43% des villes francophones. Contre 39% pour nous. Monsieur Hassan ?

- Pourquoi croyez-vous que notre parti est surnommé les Oseilleux ?
Croyez moi directeur Schwartz, la politique d'aujourd'hui est facilement corruptible. Les gens en manque d'argent en réclament, certains feraient des folies pour arriver à leur fin.»

***

Je m'appelle Jawed.
L'homme qui tient ces propos ignobles est mon père. Enfin, si je peux appeler ça un père.
Depuis tout petit, je ne l'ai vu que de rares fois, même pour les fêtes.
La seule chose qui me lie encore à cet être est le fait qu'il me paie des études. Que je n'ai pas choisi. Il veut que je fasse du droit.
C'est bien, me direz-vous, des tas de gosses ont comme projet de devenir avocats mais les écoles sont trop chères pour eux. Et vous aurez raison.

Mais mon père ne me paie pas cette école parce que je lui ai demandé, non. Son but est de faire de moi le meilleur avocat des Oseilleux, pour pouvoir défendre le parti de la meilleure des façons.

De toutes manières, c'est trop tard. Les cours particuliers intensifs par les meilleurs professeurs ont fait de moi une véritable machine à retenir. Observez par vous même, je suis en deuxième année en étude de droit alors que je n'ai que 16 ans.

Ce que je voulais faire, c'était une école d'art.
Le dessin m'a toujours fasciné.
Je suis même né avec le don incroyable de recopier le visage des gens que je croise avec comme aide ma seule mémoire.
Le médecin a dit que c'était un type de trisomie. Mais je veux pas y croire. Si Allah m'a offert ce cadeau c'est forcément pour m'en servir un jour ou l'autre.

***

C'est lundi matin.
J'ai encore la tête dans le brouillard mais je m'efforce à ne plus paraître fatigué, malgré les 5h40 qu'affiche mon réveil.
Je m'habille et vais me brosser les dents. Oui, je fais partie des gens qui ne mangent pas le matin. C'est plus fort que moi ça m'écœure.
J'enfile ma veste Ralph Lauren, met mes lunettes Gucci, et me chausse avec mes Dr Martens.
"Oh le gosse de riche"
Je voudrais m'habiller plus sobrement mais ma mère veut absolument que je fasse bonne impression quand je me rend à la fac.
Malheureusement, pour y accéder je dois passer par un territoire Va-nu-pieds.
Ça me fait honte.

«À ce soir maman.» je pense contre mon gré.

Il est l'heure de partir.
C'est parti pour une demie-heure de marche rapide.
Dehors, il fait nuit, et une légère brume fait disparaitre la cime des arbres. Il fait froid. Aux alentours de 5 degrés. De la vapeur sort à foison d'entre mes deux lèvres gercées. Les rues sont vides. Les rares passants le sont aussi. En fait, j'ai l'impression que tous les Oseilleux sont vides. Vides d'envies, puisqu'ils peuvent tout acheter. Vides d'amour, puisque seul l'argent les intéresse. Vides.

Ça y est, j'arrive à la frontière entre l'Enfer et les terres inconnues, si ce n'est mon chemin quotidien.
Les lumières de ce pauvre petit bout de village sont éteintes sur mon chemin. Une angoisse me prend d'un coup: j'ai besoin de cette lumière. Je décide alors d'emprunter un chemin inhabituel. Je me laisse guider par les commerçants qui commencent à ouvrir leur boutique. Une parmi tant d'autres retient mon attention. Un antiquaire. Des livres, des tableaux et divers objets pouvant rappeler un univers Steampunk ornaient la vitrine. Mais à mon grand étonnement, ce ne fut pas ce décor inspirant qui me chatouilla les entrailles.
C'était quelque chose de beaucoup plus classe, rayonnant.
Je crois même que c'est cette lumière que je cherchais.

Le tenancier a une allure élégante malgré ses haillons et son style de vie plutôt précaire.

Je ne sais pas pourquoi je l'admire autant malgré son aura de pauvreté à laquelle je ne suis pourtant pas habitué.
Mais l'effet que ce jeune homme opère sur moi n'est pas déplaisant.

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