Bicéphale

6 - Jawed

Les cours de la matinée sont d'un affreux ennui. J'ai beau griffonner sur mon carnet je vois le temps passer avec une lenteur pesante.
Je sens mon ventre qui se serre; j'ai besoin de bouger, j'en ai marre de rester affalé sur ma chaise à poireauter. Je tente tant bien que mal à contenir ma frustration à travers mes dessins.

Je dessine uniquement le dénommé Jules. Sa présence pollue mon esprit. Je le dessine dans toutes les positions possibles et imaginables : de face, de profil, trois-quarts, contre-plongée, souriant, pensif...
Je ne pense plus qu'à lui et à mon futur repas en sa compagnie.

***

La sonnerie de midi retentit enfin.

Je m'échappe de la salle aussi vite que mes jambes me le permettent afin d'aller chercher mon repas dans la sempiternelle grande surface.

C'est après quelques minutes de marche rapide  que j'arrive au seuil du magasin où m'attendait déjà Jules:

«Ah, vous voilà !
- Rebonjour Jules !
- Entrez donc, j'ai préparé une petite table pour vous montrer les différentes toiles.»

***

Une fois mon plat sorti du micro-ondes, je rejoins Jules à table. Un silence s'installe et nous commençons à manger.
Je vois un mouvement de la part du jeune homme. Je lève ma tête et remarque que le rouquin, tout sourire, me tend une brochette de boulettes de viande :

«En prévision de ce midi j'ai acheté mon repas dans une boucherie halal, j'espère qu'il ne fallait pas prendre du kasher.»

Je reste quelques secondes sans parler et saisit la brochette: «Non c'est parfait, je suis musulman. Merci !» dis-je en prélevant une boulette à l'aide de ma fourchette.

«Voulez-vous goûter à mon plat en retour ? Il s'agit de nouilles sautées végétariennes.
- Avec plaisir ! il me répond.
Tout de même, on pourrait se tutoyer, continue-t-il.
- C'est comme tu veux, Jules.
- À ce propos, je ne connais même pas ton nom.
- Je m'appelle Jawed, enchanté Jules !
- De même, Jawed !»

L'entendre prononcer mon nom me procure un grand frisson et un nœud dans le ventre.
Je verse des nouilles dans son plat.
Il goûte:

«Oh mais c'est délicieux ! s'exclame-t-il soudainement.
- Tu trouves ? C'est fade selon moi.
- Comment tu peux dire ça !? Le goût est fort mais pas dérangeant et le sucre se marie parfaitement à l'acide !
- C'est à cause des exhausteurs de goût et des surdoses de sucre et d'acide, les deux goûts qui font réagir notre cerveau. Par contre, je trouve la boulette de viande plus authentique, ça change des nuggets à base de viande décomposée.
- Dis donc tu sais un paquet de trucs toi.
- On ne t'a pas appris ça à l'école ?
- Euh...J'ai.. comment dire.. j'ai une éducation un peu spéciale, je vais à l'école qu'une semaine sur deux, le reste du temps je rattrape à distance, c'est le cas cette semaine. Mais on s'y fait, t'inquiètes !»

En entendant ces paroles, je me sens dégoûté. Dégoûté d'être aussi privilégié alors que lui n'es pas autant instruit alors que nous avons au bas mot, environ un ou deux ans d'écart.

Un élément me sort de mes pensées moroses.
La main de Jules est posée sur la mienne. Il a un regard inquiet et me demande si ça va, j'acquiesce.

«Tu veux qu'on commence à regarder ce que je t'ai mis de côté ?
- Non merci, j'ai besoin qu'on reste comme ça.
- Main dans la main ?
- Main dans la main.
- Dis-moi Jawed, tu veux un câlin ? J'en fait à mes parents quand je vais pas bien et après ça va mieux, il me dit»

Je fais oui de la tête. Je me lève, et viens, le dos replié, rejoindre les bras tendus de Jules.