Chapitre 2 : Réflexe d'existence

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Je crois que si je devais nommer la plus grande conséquence que m'ont laissée ces années, ce serait la peur d'être laissée tomber, ou plus précisément, la peur de ne pas avoir une valeur suffisamment importante aux yeux des gens pour qu'ils pensent à moi, cette peur irrationnelle et dévorante d'être oubliée.

Lorsque vous êtes en bas de l'échelle sociale, ou plutôt, en bas de la chaîne alimentaire, le moindre de vos traits de caractère est un prétexte pour vous mener la vie dure, le moindre de vos défauts leur donne une raison valable de vous dévorer, et vous ronger jusqu'à l'os. Pour ma part, certains diront peut-être que j'étais une cible facile, et ils n'auraient sûrement pas tout à fait tort. J'étais le parfait cliché de la petite intello ; je n'étais pas cafteuse, très loin de là, mais j'étais timide, trop gentille, et surtout j'étais première de la classe. Alors, ils se sont naturellement engouffrés dans la brèche de ma rigueur, jusqu'à ce qu'elle me détruise.

J'ai toujours été pointilleuse. D'aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours eu cette fâcheuse manie de prendre les choses « au pied de la lettre », de repérer la moindre erreur, de faire les choses avec le plus de précision possible. Cela m'a probablement valu jusqu'à peu ma brillante carrière scolaire : je n'ai jamais eu de mal à comprendre ce que le système attendait de moi, je n'avais qu'à suivre les consignes, appliquer encore et toujours les mêmes méthodes, et ma mémoire s'occupait du reste ; rien de bien compliqué. Ce qui m'a toujours paru si simple ne l'était néanmoins pas aussi systématiquement pour mes camarades, dont beaucoup m'ont dit que mon cerveau était « hors norme ». Je ne sais pas s'ils ont raison sur ce point, mais ce qui est sûr, c'est que mes performances suscitaient de nombreuses passions.

J'avais parfois l'impression d'être une actrice que l'on attend de pied ferme le jour de l'avant-première ; je n'ai jamais voulu donner de show, mais les spectateurs, eux, étaient là. La cour d'école n'exempte pas le business de ses lois, alors plus j'étais bonne, plus on attendait de moi d'être meilleure encore. Je me souviens qu'à cette époque la pression ne me dérangeait pas ; j'avais les capacités de répondre à leurs attentes, alors j'y répondais, sans vraiment de problèmes. L'ennui, c'est que la frontière entre l'admiration et la jalousie est bien plus subtile qu'il n'y paraît.

Je me souviens des coups qu'elles me donnaient. Il faut dire que pour elles, je n'étais jamais assez bien.

C'étaient des boutades amicales au début, presque tendres, cela ne présageait rien. Elles me charriaient un peu quand je ne connaissais pas la réponse à une question, comme on charrie un ami trop festif sur sa gueule de bois du dimanche matin. Peu à peu, ces boutades sont devenues moqueries, et la moquerie est comme la bêtise : elle est contagieuse. Ils me faisaient la misère. A chaque fois que je ne connaissais pas une réponse, ou que je me trompais, ils me faisaient la misère. En classe, lorsque ça arrivait, tout le monde pouffait, me regardait en me disant que « ça craint », que je suis nulle et que je sers à rien si c'est pour dire ça. Dans la cour, mes amies me pointaient du doigt en clamant de leur voix la plus nasillarde que j'avais fait une erreur, et que j'étais vraiment une sacrée merde, toute pourrie, complètement inutile. Alors, j'avais beau commettre une erreur infime, tout le monde en parlait, tout le monde se moquait, et j'étais humiliée, sans utilité.

Moquer mes erreurs était certes drôle, mais vraisemblablement insuffisant, et mes amies ont commencé à me réprimander. En classe, j'étais toujours assise à leurs côtés : elles n'y manquaient pas, je n'y échappais pas. Lorsqu'une question révélait mon ignorance sur le sujet, elles proclamaient que je ne valais rien et que j'étais nulle, et me tiraient les cheveux jusqu'à les arracher. Elles tiraient d'autant plus fort lorsque la question concernait un élément de cours que nous avions vu auparavant et que j'avais oublié, me disant que j'étais tellement nulle que je ne savais même pas utiliser mon cerveau. Cela n'arrivait que très rarement : j'avais une excellente mémoire, je n'oubliais jamais rien, je pouvais réciter mot pour mot une banale leçon écrite deux ans auparavant, je pouvais raconter des discussions entières déroulées il y a plusieurs années dans les moindres détails sans jamais me tromper, même les enseignants me faisaient régulièrement part de leur fascination quant à ma capacité à retenir autant, si vite et si précisément, et quand ça arrivait, quand j'oubliais, j'avais l'impression qu'elles voulaient arracher avec mes cheveux chacun de ces neurones de mémoire qui ne me servait à rien puisque je ne savais pas m'en servir. A chaque fois, j'avais ce sentiment qu'au bout de mes cheveux était arraché un peu de mon identité.

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