∅2 | Crépuscule

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Les peines sont difficiles à vivre, surtout dans notre univers qui est celui de la guerre. Mais les émotions sont en quelque sorte l'invention de la société. C'est un code. C'est comme un langage sourd. Dans ce cas, ne pas pouvoir sentir revient à être muet aux maux des autres. Les émotions sont un rempart, sans lequel l'inondation submerge la terre inconsciente de notre esprit. On en est directement affectés.

Je les ai toujours méprisé, ces sentiments. Ce n'est maintenant que je les regrette.

Et c'est à chaque fois avec le même étonnement sordide que les autres constatent mon immunisation aux sentiments.

Pourtant je fréquentais des gens. J'avais des amis, surtout une, ma voisine. Une solide commère célibataire à la face bien rose qui m'invitait les après-midi chez elle pour le thé avec ses amis. Elle se montrait toujours affectueuse et maternelle, et m'incitait toujours à venir déjeuner avec elle, me trouvant trop maigre, bien que l'idée de manger en public me mettait mal à l'aise. Je l'écoutais, me contentais de mon rôle de gentille fille attentive, et jouait à son jeu. Cela me distrayais sans m'amuser, et je me complaisais en sa compagnie.

Mais tout a une fin. Un jour, pendant la discussion bruyante qui clôturait quotidiennement l'épisode du thé, survint le sujet de départ. Sujet brusquement abordé car tabou, le départ et la fuite de l'île étant considéré comme interdit.

« - Nous avons tous économisé , dirent-ils. Nous avons assez d'argent pour nous acheter des places pour le prochain convoi bleu.

- Où allez-vous?, demandai-je malgré moi pour paraître intéressée.

- Mais à la Sphère, pardi, me répondis-t-on.

- Tu veux venir aussi?, me demanda ma voisine.

- Non. Je reste.

Dix visages me défigurèrent.

« - Mais tu es la seule jeune qui va rester, me dit-elle. En fin de compte, il n'y aura que les vieux et le gouverneur avec ses gardes qui resteront dans cette île pourrie.

- Je sais. Mais je reste.

- Mais pourquoi ? Tu en as pas marre? De la chaleur, du mal de dos lors des moissons? De la faim pendant le froid? De tous ces autres crépusculiens qui ne pensent qu'à eux-mêmes et sont près à tous pour un brin de blé ? Des escrocs, des profiteurs, des hypocrites, de tous ces fous? De ces adjoints du gouverneur corrompus qui n'arrêtent pas d'augmenter de le prix de l'eau pour un oui ou un non? C'est une opportunité qui n'arrive pas deux fois. Fuyons, quittons cet endroit.

- Vous fuyez l'inconfort dans l'incofort vers l'inconfort. La Sphère n'est pas mieux qu'ici.

- C'est faux. Nous allons à la grande Astrée. Là-bas, on ne dilapide pas les ressources comme l'eau ou le fer pour soi-même. Eux ils les gardent pour les générations futures.

« Oui, Ils pensent à leurs prochains, ils ont un héros fort, alors qu'ici, chacun pense à son derrière et est prêt à vendre la peau de son frère.

« Plus personne n'est honnête sur cette île, j'en ai marre.

- Oui, peut-être, répondis-je à tous ces arguments exposés avec humeur.

Ma voisine me secoua violemment par les épaules et me fixa de son visage nerveux :

- Réveille-toi, enfin! Tu vis dans une grotte avec un potager infesté d'insectes. Tu attends la pluie pour manger. Regarde combien tu es maigre! Là-bas, tout le monde vit dans des monolithes d'ivoire qui touchent le ciel. La nourriture et les soins sont gratuits. Et nous vivrons bien mieux qu'ici.

- J'aime mon jardin, dis-je en l'éloignant. Je suis au mieux quand je suis seule. Et c'est faux, pas tout le monde vit dans les monolithes d'ivoire. Je sais ce qui vous attends là-bas mais m'écouteriez-vous? Vous voulez qu'on vous traite en tant qu'humains et mieux vivre. C'est très bien. Mais à la Sphère c'est différent. Tous sont des créatures enivrée par leur "bien-être" qui s'y ennuie et font des choses inconcevables pour se distraire, tout ça pour oublier qu'ils ne sont tous que des unités arbitraires et variables de la nation qu'ils habitent et servent toujours sans le savoir. Vous ne voulez même pas savoir l'envers du décor, ni à propos de ces héros protecteurs. Vous êtes tous de bons gens, et vous ne voulez qu'une vie calme. Mais vous ne l'aurez jamais si vous partez.

Dix paires yeux exorbités me fixèrent.

« tu dis n'importe quoi.

« Tu parle comme un vieux enturbanné alors que tu n'es qu'une enfant. Une pauvre enfant.

« Tu dis n'importe quoi. La chaleur et la solitude a dû t'endommager ton cerveau à travers ton crâne chauve, en plus d'être un bloc de glace qui ne ressent rien. »


Ils partirent quelque peu après, pendant cette période où les gardes-mer sont au repos.

En me penchant un peu vers le bas, allongée au bord de mon territoire flottant, je pouvais voir leur convoi bleu s'éloigner sur la mer argentée.

C'aurait été difficile pour un homme normal de regarder de si lointains détails, mais un accident d'enfance fait que je porte devant mes yeux deux plaques de multi-carbones transparents synthétiques, communément appelés les cristaux, qui me permettent de voir plus loin que les autres.

Au loin, on distinguait bien la ligne jaune au dessus de la mer qu'on appelait : " les côtes dorés de la Sphère". J'allongeai mon cou sillonné de veines en carbone comme pour rapprocher le paysage de moi.

A l'aide de poulies, on mit l'embarcation en bois bleu fragile dans cette mer argentée où elle s'enfonça à moitié. Lentement car alourdi pas ses passagers, elle avança sur une mer de mercure calme et sans vagues. Tout semblait au mieux. Ils avançaient quand le malencontreux coup d'un immense animal marin créa un tourbillon qui engloutit le convoi et jeta ses occupants à la mer. les passagers à présent naufragés se débattaient à grand cris, attirés vers le fond de la mer de plomb liquide et guettés par l'animal à la gueule ouverte. Un morceau de bois fit surface. La première, une femme s'y accrocha et posa dessus son enfant à peine né. Elle s'éloigna vite des autres, mais des mains la rattrapèrent, l'étranglèrent, la poussèrent vers le fond, jetèrent l'enfant à la mer qui coula dans un cri étouffé, et s'arrachèrent le bout de bois entre eux. La bête marine vint mettre fin à cette inégale lutte et avala tout ce qui flottait encore, puis replongea.

Les gens du port regardaient en levant les bras au ciel et en disant : ils étaient trop loin, et ils étaient illégaux, on ne pouvait pas les aider.

Quelques curieux s'étaient regroupés au dessous de ma grotte, et commentaient ce qui venait de se passer.

Vite lassée de leurs remarques inutiles et de leurs préjugés quand à mon indifférence, je me retirais chez moi.


C'est horrible de voir des gens qui m'invitaient tous les jours sous ses yeux sans réagir, mais ils avaient lancés leurs dès, et je ne pouvais plus rien y faire.

Mon cœur ne se serre plus devant les malheureux, ma bouche ne rit plus aux joies, mes yeux restent secs même au contact de la poussière, plus rien en moi ne s'étonnait de se qui arrivait autour de moi. Ce ciel rose aussi inchangé que mon expression pouvait bien me tomber dessus, rien en moi ne changerait. Je ne peux même plus m'apitoyer sur mon sort. C'est comme si j'étais déjà morte.

Dans un dernier soupir d'ennui, je me résignai à suivre encore un peu de ma loge cette tragédie de la vie qui se joue à mes pieds.
































La boîte d'ArèsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant