𝐁𝐨𝐧𝐧𝐞𝐬 𝐦𝐚𝐧𝐢𝐞𝐫𝐞𝐬 𝐞𝐭 𝐫𝐨𝐛𝐞 𝐝𝐞 𝐥'𝐞𝐧𝐟𝐞𝐫

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— Plus droite, Javotte !

Ma sœur fait tomber les deux livres posés sur sa tête. Persuadée de faire mieux, je place "Encyclopédie des bonnes manières, volume trois" en équilibre sur ma tignasse. J'avance grâce à quelques pas qui se voulaient gracieux, mais mes hauts talons me font trébucher et je chute lourdement sur le parquet, le livre atterrissant à mes côtés avec un bruit sourd.
Je me relève, rouge de honte.

— Ce n'est pas comme cela qu'il faut faire, murmure Cendrillon. On se détend, et on avance.

Elle fait quelques pas, les trois livres en parfait équilibre sur sa chevelure blonde avant de faire un petit tour sur elle-même et de nous accorder un sourire gracieux.
À la voir, ça a l'air si simple ! Je suis persuadée qu'elle fait ça pour m'humilier. Elle ne manque jamais une occasion de me gâcher la vie, de me montrer tout ce que je ne serais jamais. Quand je la vois, je ressens toujours cette espèce de pincement au cœur. Cendrillon est si... non, je ne peux pas me permettre d'avoir de telles pensées.

— Dommage que tu ne te rendes pas au bal alors, puisque tu es si parfaite, craché-je en la bousculant.

Elle tombe et ramasse piteusement ses livres. Je préfère quand c'est comme ça. Mère dit que je suis supérieure à elle, et Mère a toujours raison. En parlant de Cécilia, la voilà qui entre dans la pièce.

— C'est bon pour aujourd'hui, libérez le salon, dit-elle sèchement. Je reçois des invitées. Cendrillon, va nettoyer la grange.

Cela fait quelques jours que Javotte et moi suivons cet entrainement. Quelques jours que nous échouons lamentablement dans toutes les matières, que ce soit « dance » ou « maintient à table ». Quelques jours que Cendrillon, elle nous démontre chaque fois un peu plus son immense talent.
Je monte dans ma chambre en empruntant les escaliers richement décorés. Je croise encore une fois les répugnantes souries qui servent d'amies à notre domestique. Il faudra que je me rappelle d'installer plus de pièges.
Une fois arrivée dans ma chambre, je m'affale sur mon lit, du papier et un crayon à la main. Ma robe forme une corolle autours de moi.

Je peux enfin me remettre à mon activité favorite des dernières semaines : dessiner ma robe pour le bal ! J'ai une image précise en tête, cela fait des jours que je réfléchis à chaque détail. Je sais que le prince Henri aime bleu.
Je me vois déjà faire mes premiers pas dans la salle de réception du château, vêtue de mon éblouissante tenue bleu nuit. Tous les regards se posent sur moi, attirés pas les magnifiques perles qui la décorent délicatement.
Je cherche ses yeux bleus dans la salle. Il me regarde, il trouve tout beau en moi, même mon nez tordu et la couleur criarde de mes cheveux.
Le prince s'avance doucement : Madame, voulez-vous danser ? Il me tire vers le centre de la piste et nous tournoyons pendant des heures, beaucoup trop courtes à mon gout... Le prince fait passer dans ses mouvements tout ce qu'il ne peut pas encore me dire, et mes joues rougissent malgré moi.

Je suis tellement inspirée que je dessine frénétiquement chaque détail sur mon papier, tirant légèrement la langue pour me concentrer.
Au bout d'une demi-heure, je relève enfin la tête. La voilà, la robe de mes rêves ! Celle qui, peut-être, me rendra enfin désirable. Fière de moi, je m'allonge les bras sous la tête et me perd dans des rêveries.

— Anastasie ? s'enquit une voix derrière la porte.

Reconnaissant le timbre de Javotte, je m'écris :

— Entre. Que se passe-t-il ?

— As-tu fini le croquis de ta robe ? me demande-t-elle d'un ton excité. Mère voudrait les montrer à ses amies avant de les envoyer chez la couturière.

Fière de pouvoir montrer le fruit de mon travail, j'attrape avec précipitation mon dessin et dévale les escaliers derrière Javotte. Je sais au fond que me robe sera bien plus belle que la sienne, elle n'a jamais été très imaginative... J'espère juste que ces Mesdames ne lui rigoleront pas au nez trop ouvertement.

Nous arrivons au salon. Je rajuste mes cheveux afin de paraitre présentable avant d'entrer.

— Mesdames, s'exclame Dame Cécilia. Je vous présente mes filles, Javotte et Anastasie.

Les amies de Mère nous saluent poliment et nous faisons de même.

— Vos filles se rendent-elles au bal ? demande-t-elle de manière purement rhétorique. Je vais leur faire faire des robes sur mesure. Les filles, montrez donc vos croquis !

Javotte tend fièrement le sien. Les invitées se le font passer, l'examinant sous toutes les coutures et poussant quelques exclamations.
Il arrive entre les mains de Mère, qui l'observe longuement.

— Pas mal, finit-elle par lâcher.

Elle me passe le dessin pour que je puisse voir la création de ma sœur. Une robe à panier verte, avec une longue plume sur la tête. Elle est belle, mais pas très original. Elle me semble plutôt... enfantine.
Je rends son dessin à Javotte.
Un soubresaut me retourne le cœur. À moi de montrer mon travail, désormais. Si elles ont aimé la robe de Javotte, elles vont adorer la mienne !
J'essaye de m'empêcher de sourire en tendant mon œuvre, cela ne ferait pas très modeste. Mais je n'y peux rien, je ne vais le cacher, je suis fière de mon œuvre !

Une des invitées attrape mon dessin. Elle rajuste ses lunettes et l'examine en plissant les yeux.

— Hum... C'est sombre.

— Je n'aurais pas choisi ces perles, réplique une autre femme en regardant par-dessus son épaule.

— Et puis, toutes ces fioritures...

Je reste sans voix. Elle n'aime pas ? J'ai passé des heures sur ce dessin, espérant pouvoir rendre Mère fière de moi. Mes yeux commencent à me piquer, je serre fort les paupières, je ne vais tout de même pas pleurer pour ça.

— Qu'est-ce que c'est Anastasie ? demande Dame Cécilia d'une voix outrée. Tu ne pensais tout de même pas te rendre au bal ainsi ?!

Mais qu'est-ce qui m'a pris ? À quoi ai-je pensé ?

— Non, bien sûr que non. Tu as raison, c'est ridicule.

J'ai terriblement honte, les regards des amies de Mère semblent me transpercer. C'est mon corps qu'elles examinent sous toutes les coutures désormais, jugeant chacun de ses défauts. Je croise les bras contre ma poitrine et ravale douloureusement un sanglot. J'étouffe ici, il faut que je parte.

— Faites-moi la même que Javotte, en rose.

Je tourne le dos et m'enfuis en courant, tenant ma robe à pleine main pour ne pas trébucher. Je quitte le manoir familial, sans aucune idée de là où me portent mes pas. Les larmes glissent sur mes joues, je les essuie d'un geste rageur.
Suis-je bête. J'aurais dû m'esclaffer, dire que je n'avais pas encore fini le croquis de ma robe et que celui-ci n'était qu'une blague... Les amies de Mère auraient ri au lieu de se moquer de moi et mon stupide dessin. Mais je n'ai rien fait de tout cela, et ai réagi comme une petite fille en me ridiculisant à la perfection. Qu'est-ce qui ne va pas chez moi ?
Je m'assois contre un mur et enfouis la tête dans mes bras.

De profonds sanglots faisant échos aux miens me ramènent au présent.

C'est Cendrillon.

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𝐀𝐧𝐚𝐬𝐭𝐚𝐬𝐢𝐞Où les histoires vivent. Découvrez maintenant