[The Scientist - Coldplay]
Je contemplais depuis des heures le reflet des montagnes sur le lac qui bordait ma maison. La brise matinale venait chatouiller les feuilles des arbres. Légère, elle venait adoucir la chaleur naissante de la fin du printemps. La balançoire en bois faisait de légers va-et-vient grâce aux mouvements de mes pieds. Je pouvais rester des heures assises là à admirer le spectacle incroyable qui s'offrait devant mes yeux ébahis. J'adorais refaire le monde dans ma tête et m'abandonner à mes rêveries lorsque je me retrouvais là, suspendue à mon cerisier, mes pieds touchants à peine le sol. Je reniflais goulûment l'air frais et pur de cette vie, aujourd'hui différente. Tout avait changé en un an. J'avais remis une infinité de choses en question et j'avais fait des rencontres inattendues qui avaient tout chamboulé. Une rencontre surtout. L'année qui venait de s'écouler avait été difficile, éprouvante, riche, mais surprenante. Je fermais alors les yeux et plongeais dans mes souvenirs, sondais ma mémoire et mon cœur. Je me remémorais tout.
**
La rue était déserte. La nuit tombait doucement et la vie commençait à s'arrêter dehors. Le calme régnait. Les gouttes de pluie glissaient contre la baie vitrée de l'appartement et clapotaient contre l'asphalte. Jambes repliées, vêtue d'un large sweat-shirt blanc, on distinguait à peine mon visage pâle et coiffé d'une queue de cheval en vrac qui regardait la pluie jouer avec le vent. J'étais assise là par terre, le visage perdu. La journée avait été éprouvante. Je devais aller boire un verre avec Louise, ma cousine, mais j'avais annulé. J'avais toujours eu cette fâcheuse habitude de m'isoler lorsque les vagues d'émotions étaient trop fortes. Depuis quelques mois, celles-ci devenaient d'ailleurs de plus en plus nombreuses. Elles ne me laissaient aucun répit. Je tenais cette lettre tachée d'encre que je venais d'écrire. Une impulsion, un besoin viscéral. Je relis alors les mots couchés sur le papier:
"Je marche seule dans l'ombre de la nuit. Tu me manques. Chaque jour est une pièce de théâtre depuis ton départ. J'ai éteint mon cœur, j'ai éteint mes émotions. Je ne sais plus ce que c'est que de vivre ma vie. Je la regarde passer, je regarde cette jeune femme avancer chaotiquement. Je me regarde sans reconnaître celle que je vois. Je ne sais plus qui je suis. Je suis devenue une coquille vide. Parfois, j'ai mal et c'est là que je me souviens que je suis encore en vie. C'est cette douleur qui me rappelle que j'existe. Elle me pique si violemment que je n'arrive plus à l'ignorer. Mais sans elle, quand je la fais taire assez longtemps, j'ai l'impression d'être morte moi aussi. Je me suis perdue en chemin. Pour tenter de guérir, j'ai construit un mur si épais entre moi et le reste du monde que je ne sais plus comment faire pour revenir parmi les vivants. Je ne suis pas sûre d'en avoir réellement envie. La vie est plus facile à supporter quand on la regarde passer. Je n'ai pas été courageuse. Je n'ai pas été celle que je t'ai promis d'être. J'ai baissé les bras. J'ai fui. À force de porter le masque que je me suis forgé, je suis devenue celui-ci. Vide, incapable d'aimer, égoïste. J'ai réussi à faire en sorte que plus rien ne me touche vraiment. Je balaye les semblants d'émotions qui peuvent monter en moi. J'étais une jeune femme empathique, trop sensible, émotive, écorchée vive. Aujourd'hui, je suis devenue un monstre. Je ne laisse personne pénétrer mon cœur. La seule faveur que j'accorde à un garçon, c'est d'obtenir mon corps. Je crois que tu aurais un peu honte de voir ce que je suis devenue. Provoquer, attirer, jeter. Je mène une vie superficielle. J'ai la trouille. Ton départ m'a dévoré le cœur. J'ai crevé de douleur. J'ai touché le fond, j'ai voulu tout abandonner. Te rejoindre était une obsession dévorante. Je n'ai pas supporté le chagrin et la peine. C'était trop difficile sans toi. Au début, j'appelais ton répondeur pour entendre encore le son ta voix. Puis ça n'a plus été possible. Maman s'est rendu compte de mon manège et elle a désactivé la ligne. Alors, je te parlais seule, la nuit. Je te suppliais de me faire un signe, d'apaiser cette douleur atroce qui me rongeait le cœur, mais j'ai attendu en vain. Mes nuits étaient bercées par l'odeur de ton parfum, pour que je puisse croire encore que tu étais là, quelque part, comme on me l'avait dit. Mais j'ai compris que j'étais seule, que tu ne reviendrais plus jamais. J'ai compris qu'une fois que notre âme passait de l'autre côté, elle ne revenait plus jamais. Tu sais pourquoi ? Parce que si tu avais pu, je sais que tu ne m'aurais jamais laissé comme ça. Si tu avais pu là où tu es me faire un signe, panser un peu mes plaies, tu l'aurais fait. Jamais tu ne m'aurais abandonné. Tu ne reviendras pas, jamais... Mais même si aujourd'hui, je l'écris, c'est bien trop difficile à me dire. Je ne peux pas l'accepter. Alors, je crois que j'attends. J'attends. Je t'attends toujours. Je ne peux plus aimer. L'amour le plus grand et le plus beau de ma vie est celui qui m'a détruite. Je suis bousillée. Tout est mort en moi. Je ne sais plus comment vivre, je ne sais plus comment aimer. Ou peut-être que je le sais, mais je m'y refuse. Sûrement qu'au fond, je m'en veux. Peut-être que je me punis. Je n'ai pas été une fille assez bien. C'est probablement moi qui ai fini par te ronger si fort que tu es là où tu es aujourd'hui. Jamais heureuse, toujours en pleurs. À m'écorcher les bras, à hurler ma peine ou ma colère, à devoir supporter la vie asphyxiée par les médicaments. Répéter les mêmes erreurs. Ne pas t'écouter. J'ai été têtue, j'ai été faible. L'amour inconditionnel que tu avais pour moi t'a bouffé de l'intérieur. Je t'ai si souvent fait pleurer. Je t'ai si souvent reproché ton manque de parole, quand même moi, j'étais incapable de parler. La culpabilité me ronge. Les regrets me bouffent. J'aurais dû être meilleure. J'aurais dû être là quand tu pouvais encore parler. Pouvoir te dire tout ce que j'avais sur le cœur. Te demander pardon pour mes erreurs, te dire à quel point je t'aimais. J'aurais dû être là. J'ai l'impression que je t'ai abandonné de ne pas avoir été à la hauteur. Je ne saurais jamais si tu as entendu mes dernières paroles, si ta main serrant la mienne était volontaire. Je te revois ce dernier jour, ta respiration difficile, ton regard changé. Tu n'as pas pu me dire un seul mot. Tu es parti sous mes yeux. Ton coeur a cessé de battre alors que je tenais encore tes doigts.
Je déteste ces gens qui contemplent leur vie avec satisfaction. Leur bonheur me dégoûte. Mais tu sais finalement, je les comprends. Pourquoi, quand leur vie est si belle, ils devraient se donner la peine de toucher de trop près un malheur comme ça? Tu sais, on croit que les mois apaisent la peine, mais c'est faux. J'ai aussi mal qu'au premier jour. Mais j'ai appris que c'était plus facile de faire semblant. C'est plus simple pour vivre avec soi-même, mais aussi pour vivre avec les autres. Quelle tristesse ! Je ne sais plus ce que je fais ici. Je déteste le monde qui m'entoure et je déteste vivre avec moi-même. La seule émotion que je suis capable de ressentir, c'est de la colère. Une vive rancune au fond de moi. Chaque comportement, chaque parole, chaque absence reste encrée au fond de moi. Personne ne t'arrive à la cheville. Je ne retrouve ta bonté et ton cœur d'or nulle part. Ta générosité n'est pas égalée. Je ne rencontrerai jamais une âme comme la tienne. Elles me paraissent toutes fades et sans intérêt. Ce monde est fait d'égoïstes, de mauvaises personnes. Je n'arrive pas à vivre parmi eux. On m'a arraché la plus belle personne dans ma vie. Aujourd'hui, je me suis perdue sans toi. Je n'ai plus la boussole qui guidait ma vie. Tu étais celui qui me permettait de ne pas perdre pied, de faire les bons choix, d'avoir de l'amour à donner, d'être forte, d'être juste. Chaque matin, je me levais en pensant à toi, à ce que tu aurais voulu pour moi. Je savais quand je faisais les mauvais choix. Ton sourire, tes pleurs de bonheur étaient ce qui me donnait envie d'avancer. Tu étais le phare de ma vie. Aujourd'hui, je suis seule, dans le noir.
Tu me manques. Tu me manques chaque jour. Chaque jour, m'accompagnant comme une amie fidèle, la douleur de ton absence est là, au creux de mon cœur. Chaque jour, j'ai conscience que ça ne passera jamais. Chaque jour, je lutte pour ne pas poser le genou à terre, mais chaque jour, je sens cette force invisible qui me fait flancher en silence. Tu es partie, mais avec toi, tu as emmené ta fille. Papa, cette horrible nuit d'août, je suis partie avec toi."
Je restais assise là encore jusqu'à ce que je sente la fatigue m'envahir. Demain serait un autre jour. C'est ce que je me répétais chaque jour, difficile à affronter. Cette phrase sans âme. La même que tout le monde répète en boucle quand cela devient trop difficile de trouver des mots justes. Je décide d'allumer une cigarette et d'aller dormir. Peut-être que cette fois, ils auront tous raison avec leur phrase bidon. Peut-être que demain sera un autre jour et que j'irai bien ou peut-être déjà un peu mieux.
VOUS LISEZ
Ramène-Moi Là Où Tout A Commencé
Fiction généraleIl y a des voyages plus difficiles que d'autres à entreprendre et qui pourtant sont ceux qui peuvent faire basculer une vie. C'est l'histoire d'Havannah. Elle est jeune et pourtant elle a l'impression que sa vie est déjà terminée. Ses fissures semb...