Le rendez-vous est pris

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Chapitre 3

Un bout de cellophane. Des consignes que je connais par cœur. J'espère que ce sera la dernière marque indélébile de souvenirs douloureux. Mon corps est devenu l'expression de mes sentiments. La toile de mes 27 ans d'existence. Aujourd'hui, je m'en vais. Je pars pour tenter de réapprendre à vivre. Je suis étonnée d'avoir eu le courage d'aller jusqu'au bout. Et, pourtant, mes valises sont dans ma voiture. La clé de mon nouvel appartement pendouille à mon porte-clé. Je n'avais pas réellement prévu de partir. Encore moins d'aller si près de ma ville natale, mais c'est pourtant là-bas que j'ai trouvé mon nouveau travail. J'ai choisi un CDD. Je ne me voyais pas m'engager à durée indéterminée avec quoi que ce soit actuellement. Je préfère un contrat court et sans attaches. J'ai besoin de savoir que j'ai la possibilité de partir ailleurs sans être menottée quelque part. J'ai passé ma vie à hésiter, trouver des excuses pour expliquer mon inaction, repousser les changements. Alors que c'est la peur finalement qui m'empêche d'avancer. Même si mon cœur fait autant de bruit qu'un tambourin en pleine fanfare et que mon front s'est transformé en piste de glisse quand je m'assieds dans ma voiture, je ne me pose aucune question et je démarre.

La route se fait plutôt rapidement au final. Moi qui pensais avoir mis tant de kilomètres entre eux et moi. Je répétais que j'étais fatiguée, que je ne pouvais pas venir. Que la route était trop longue, que je n'avais pas le temps. Je me retrouve à réaliser qu'en deux heures de route, j'aurais pu être auprès des miens. Et, pourtant, j'ai toujours esquivé cet instant, les anniversaires, les week-ends prolongés, les réunions familiales. Pour quoi faire ? « Familial », c'est un mot qui a perdu tout son sens pour moi. Une famille sans lui n'est plus une famille, c'est tout. Je ne voyais pas l'intérêt de me retrouver dans un endroit où il aurait dû être et où pourtant, il serait absent. D'ailleurs, il y a quelques jours, c'était la fête des pères. J'étais en train de faire mes valises et de vider mon appartement. J'avais délibérément laissé mon téléphone de côté. Je ne voulais pas affronter les messages d'amour de mes proches ou au contraire me rendre compte qu'ils avaient arrêté d'essayer de m'apporter l'amour qui me manquait. En vidant mes tiroirs en bordel, je suis tombée sur un bout de papier enfoui froissé. C'était un petit mot que je lui avais écrit à ma première fête des pères sans lui.

«Aujourd'hui, pour la première fois, je ne pourrais te le dire de vive voix. Je ne pourrais plus t'entendre me dire que tu n'as besoin de rien quand je te demanderais ce qui te ferait plaisir comme cadeau. Ça fait 10 mois que je ne peux plus t'appeler quand j'en ai besoin. Que je ne te fais plus râler comme je le faisais si bien. 10 mois sans tes blagues pourries, et ton petit sourire narquois. Je t'ai promis de rester forte et de m'occuper de maman. Mais qu'est-ce que c'est difficile. Je fais comme toi, je cache ma peine derrière mes sourires et je tente d'avancer dans ma vie sans ma boussole qui me guide. Ne m'en veux pas papa, mais sans toi pour guider mes pas, j'ai fait beaucoup de mauvais choix, et je me suis un peu perdue en chemin. J'espère que là où tu es, malgré tout, tu es fier de ta petite fille. Je te souhaite une bonne fête au pays des étoiles. Une bonne fête au meilleur des papas. Je suis fière d'être la fille d'une personne aussi belle que toi.

Je t'aime Papou ❤️»

Quand je relis mes mots, je me sens un peu bête. J'ai l'impression que c'est ridicule de lui écrire des lettres, des petits mots comme ça. Je me demande si cela a un intérêt finalement. Et, surtout, je me demande ce que l'on penserait d'une jeune femme de mon âge qui écrit à un mort comme une adolescente qui écrirait à un amour perdu. Est-ce qu'on trouverait cela ridicule ? Alarmant ? Complètement fou ? Suis-je la seule qui passe par cette étape pour essayer de faire mon deuil ? Est-ce que cela sert vraiment à quelque chose ? Et qui sommes nous pour juger de la manière dont chacun gère sa peine, fait son deuil finalement. Je haussais les épaules. Après tout, c'est vrai. Tout ça est personnel et je m'en tamponne le coquillage de l'opinion du monde.

Je me garai devant ma nouvelle demeure. Enfin, je dis "demeure" mais c'est juste un petit appartement cosy. Je l'avais pris lui parce que déjà, il était juste à côté de mon travail, il avait une grande terrasse exposée plein sud et il n'était vraiment pas cher. Enfin, n'importe quel appartement du coin aurait paru valoir une miche de pain à côté des prix des loyers en région parisienne. Il était encore tôt. C'était une belle journée ensoleillée. Je décidai d'aller me promener. Je connaissais cette ville par cœur. J'y avais fait mes études, j'y avais écumé les bars, rencontrée des garçons. J'étais rentrée aux heures où les éboueurs commençaient à travailler. J'avais vécu des soirées à refaire le monde au bord du port. Je connaissais cette ville par cœur et pourtant, j'avais l'impression de la découvrir pour la première fois. Aujourd'hui, elle me semble différente. Je parcours les ruelles que je parcourais autrefois. La rue la plus glacée de la ville. Je m'arrête dans ma boulangerie préférée. Celle où les croissants sont tellement tendres et fondants que les gens sont prêts à faire la queue chaque jour pour croquer un petit morceau de bonheur. Je marche dans les pas de ma jeunesse, le gras du beurre au coin des lèvres. Je m'arrête pour prendre quelques photos. J'immortalise le carrousel du centre-ville. J'ai toujours trouvé les carrousels magnifiques, et celui-ci me rappelait les rendez-vous avec les copines. J'arpente le port, le nez qui s'agite à droite à gauche. Le temps file sous mes chaussures. La nostalgie et les souvenirs m'accompagnent. Je décide de finir ma balade sur le port. Je longe les nombreux bars de la rue. Certains ont changé, mais d'autres sont encore là. Sur la porte de l'un d'entre eux, comme un signe, un truc qui ne se passerait que dans les films, je vois une affiche. Le bar cherche quelqu'un pour venir chanter dans deux week-ends. Un passage sur scène d'une dizaine de minutes. L'annonce précise que même les amateurs sont les bienvenus et que le choix des chansons est libre. Je me souviens de ma liste. Je pourrais cocher une case. J'hésite. Il n'y a que devant les gosses que j'arrive à prendre la parole sans aucune gêne. Même les réunions « parents-profs » me donnent l'impression de repasser mes oraux de bac à chaque fois. Affronter le regard de l'adulte est devenu difficile pour moi quand je suis le centre de l'attention. Et, faire un cours, c'est facile pour moi, je maîtrise plutôt bien, enfin, j'espère... Mais pousser la chansonnette, c'est une autre histoire. Je ne suis pas Beyoncé.

J'hésite, je reste plantée là longtemps. Le temps de fumer plusieurs cigarettes, de trouver un peu de courage en moi. C'est tout moi ça ! Je suis toujours là à attendre ! Je n'ose rien, j'ai peur de tout. Je suis devenue une chiffe molle, c'est affolant ! Je décide de ranger mes cigarettes avant de choper un sacré mal de gorge à force de fumer comme un pompier. Mes doigts touchent un papier froissé dans ma poche. J'ai pris le mot sur moi. Je le sens, et c'est comme si quelque chose s'insinuait en moi. Un élan de courage. Je décide de franchir cette fichue porte. J'aurai au moins réalisé une chose de ma liste. Et puis les gens seront occupés à boire, je ne verrai aucun visage familier. Si je suis ridicule, tant pis, je ne reverrai personne. C'est réglé, dans deux semaines, je vais me ridiculiser. Le rendez-vous est pris. 

Ramène-Moi Là Où Tout A Commencé Où les histoires vivent. Découvrez maintenant