Textes polyphoniques

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Textes en lien, donnant le point de vue de chaque intervenant.

Se référer à l'oeuvre de Altaf Tyrewala : Aucun dieu en vue

REGIS

Ce matin, le réveil a été difficile. On a fêté mon anniversaire hier soir. Un an de plus. Je n'attache aucune importance à cette date qui est pour moi uniquement calendaire mais mes potes ont insisté. C'est beau, la solidarité.

Je passe lentement, mon plateau à la main, devant les mets du petit-déjeuner. Je n'ai pas faim. J'ai une sacrée gueule de bois. La pitance n'est pas au top ce matin.

CLAIRE

Je les observe, comme tous les jours, défiler devant moi. Je jette un coup d'œil à Régis. Il n'est pas rasé. Il a l'air crasseux. Son sweat-shirt est maculé de taches de nourriture. Comme de coutume, il a mis sa capuche. Il se donne des airs d'adolescent insouciant mais il ne trompe pas son monde avec sa physionomie triste, ce faux sourire qui lui barre le visage telle une cicatrice. Que faire pour l'aider si c'est encore possible? Je ne devrais pas m'attacher à mes pensionnaires.

LUCIEN

Mon frangin Régis a eu quarante ans hier. Il ne voulait pas de fête. J'ai dû insister auprès des autres. En tant que grand frère, je me dois de veiller sur son bien-être. Je fais ce que je peux avec mes faibles moyens. J'ai dégoté ce foyer heureusement. On a au moins un repas chaud tous les jours et un pieu pour se reposer. C'est pas Byzance mais c'est mieux que rien. Régis est muet de naissance et la reconnaissance des liens du sang, ce n'est pas son fort.

LUCIENNE

Je suis assise dans mon fauteuil, ma couverture de laine sur les genoux. Mistigri est comme d'habitude couché la tête sur mes épaules. Je suis contente d'avoir ce chat. Il me donne de la chaleur et il me tient compagnie.

Depuis qu'Hector est mort, la maison est bien vide. Ce ne sont pas mes deux bons à rien de fils qui viendraient me rendre visite. Ils préfèrent la rue. Je l'ai pourtant aimé, mon aîné ! J'ai tenu à lui transmettre mon prénom. Mais rien en retour ! Quelle ingratitude ! Quant à Régis, le pauvre avec son handicap, un enfant muet, vous imaginez, ça n'a pas été facile tous les jours. Hector ne touchait qu'une maigre pension d'invalidité de guerre. On n'avait pas les moyens de le mettre dans un institut spécialisé. On a fait ce qu'on a pu. Aucun remerciement. Ah les gamins !

Au moins, mon cher Mistigri m'est reconnaissant. C'est mon bâton de vieillesse. Je le gâte beaucoup, peut-être un peu trop même. Je ne rechigne pas à la dépense pour le régaler avec les meilleurs mets.

Mais cela m'attriste de voir qu'il ne termine pas complètement sa gamelle, une très jolie gamelle en porcelaine avec son prénom imprimé dessus. Je crains qu'il ne souffre d'anorexie comme les humains. Son état de santé m'inquiète. Enfin, ce qui me rassure un peu, c'est de voir qu'il a bon moral. Si vous voyiez comme il s'amuse comme un petit fou avec moi quand je mets en route la souris mécanique que je lui ai achetée, ça fait plaisir à voir. Je suis par terre sur le tapis comme une gamine. J'ai l'impression de rajeunir et de me retrouver à l'époque où mes fils étaient enfants et que je partageais leurs jeux avec eux.

Je suis nostalgique de cette période. Tous les parents éprouvent le même regret, je pense, que les enfants grandissent trop vite et qu'ils nous échappent avec leur indifférence sans qu'on comprenne pourquoi. Avec les animaux, c'est différent. Ils ont la fidélité du cœur. Pour ça mon Mistigri me rend heureuse.

Dans ma mémoire défaillante me restent les paroles émouvantes de Jacques Brel que j'ai souvent écouté avec mon Hector. La pendule me rappelle que je vieillis. Dans le silence de ma modeste demeure, je perçois <<son ronron qui dit oui, qui dit non, qui dit: je t'attends>>.

Mes rêves se sont envolés et mes espoirs toujours déçus les ont accompagnés. Hector est parti et je suis restée là. Comme dit Jacques : <<celui des deux qui reste se retrouve en enfer>>.

Je pense qu'il serait plus prudent d'emmener Mistigri chez le vétérinaire tout de même par rapport à son manque d'appétit pour avoir son avis et être ainsi rassurée. Je ne supporterais pas de le perdre.

MISTIGRI

La vieille s'obstine à m'acheter des croquettes au saumon alors que je déteste les croquettes. Heureusement, les enfants de la maison voisine dont la télévision est en permanence allumée- je sais car je regarde avec eux des images bizarres où défilent des chats de concours- me nourrissent avec de la pâtée. J'adore, il y a des morceaux. Ils m'appellent César comme le chat dans la boîte à images.

La vieille me reproche de ne rien manger. Elle n'a qu'à les bouffer elle-même ses croquettes ! Elle m'en dira des nouvelles. J'ai l'impression que côté porte-monnaie, elle est sacrément pingre et achète les sous-marques pour faire des économies. Mais je ne suis pas chien avec elle, elle a le droit à mes ronrons et à mes câlins. Ah qu'est-ce qu'il ne faut pas faire avec ces humains pour avoir un panier bien confortable et bien chaud !

Et sa souris mécanique qu'elle met en marche tous les jours devant mon museau, elle me prend pour un débile ou quoi ? Je fais semblant de jouer avec mais deux minutes, pas plus ! Si vous la voyiez à quatre pattes par terre pour essayer de me divertir avec son jouet pourri, vous auriez envie de rire. On dirait une tortue géante rhumatisante et arthritique. Heureusement que le ridicule ne tue pas car la vieille, ça ferait longtemps qu'elle serait six pieds sous terre! Non, il ne faut pas que je dise ça, c'est méchant. Elle est pleine de bonnes intentions mais je ne suis pas son gamin. Et puis si elle passait l'arme à gauche, je me retrouverais à la rue. Pas certain que les parents des enfants du voisinage m'accepteraient à temps plein. Ils me tolèrent car je ne fais que passer. Les vieux, eux, sont fidèles. Ils ont cette qualité de cœur.

Je sais bien qu'elle n'a plus que moi depuis la mort du vieux et que ses deux lardons ont sacrément des lacunes de mémoire en ce qui concerne son existence, mais je ne suis pas là pour porter toute sa misère. Bon, c'est vrai que c'est pas son petit dernier qui va lui faire la causette ! Je n'ai toujours pas compris pourquoi lorsqu'il ouvre la bouche, aucun son ne sort. Il a un problème ? C'est sûr, je ne suis pas vétérinaire, encore moins médecin. Enfin, comme il ne vient plus la voir, pas question de se prendre la tête avec ça, de se faire du mouron pour rien ou de se mettre la rate au court-bouillon comme ils disent les humains !

Ce que je veux vous expliquer, c'est que je ne suis pas le Saint-François d'Assise des vieilles en mal d'affection ! J'ai une vie moi aussi et je compte bien en profiter au maximum sans contrainte.

Jeux d'écriture ou Les mots pour le direOù les histoires vivent. Découvrez maintenant