Mexico en 65

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Fyodor Dostoievsky planta ses incisives blanches et droites dans l'olive piquée et dénoyautée de son Martini et la croqua en savourant le goût aigre qui envahissait sa bouche.

Assis sur un des hautes chaises du bar, il balayait du regard tous ces américains, bruyants et indiscrets. Ce continent décadent méritait de voir à quel point les Russes leur étaient supérieurs.

Ce pays, le Mexique, était accablant de chaleur. Mais ce n'était pas pour si peu qu'il allait quitter son joli costume trois pièces. De plus, l'hôtel dans lequel il logeait avec sa collègue et où se déroulaient le championnat était relativement bien climatisé.

Il jeta un rapide coup d'œil vers l'entrée. Iva était toujours postée là, fumant une cigarette, une cannette de Cerveza Corona en main.

- Vous êtes bien Fyodor Dostoievsky ?

Le soviétique se tourna. À côté de lui, debout et accoudé au bar, se tenait un jeune homme d'environs son âge aux cheveux blancs et à l'accent fort reconnaissable. Son expression était joviale et plutôt agréable à regarder, même son faciès était entravé par un cache-œil noir devant son œil droit.

- Je ne parle pas aux journalistes.

- Je suis Nikolai, Nikolai Gogol, journaliste échiquéen. J'ai été envoyé à l'étranger depuis l'Europe de l'est !

- Je parle encore moins aux Ukrainiens, répondit froidement Fyodor dans son anglais assaisonné d'un roulement de R caractéristique des Russes.

- Depuis quand jouez-vous aux échecs ? demanda le dénommé Nikolai.

- Vous êtes une tête de mule, vous.

- Oh que oui !

- Je déteste ça, et j'ai commencé à 4 ans.

Le journaliste prit une autre chaise et commandant aimablement un Gibson. Fyodor avait décidé de répondre à ses questions uniquement pour que l'ukrainien le laisse tranquille plus rapidement.

- Où est la vice-championne ?

- En train de fumer, dehors.

- Depuis quand la connaissez-vous ?

- Depuis qu'elle a failli me détrôner de mon statut, à St-Pétersbourg, en 58.

- Elle est sûrement bonne joueuse.

- Une remarque idiote. Tous les Russes sont bons joueurs, je suis seulement le meilleur d'entre eux. Et le meilleur dans cette discipline tout court, en fait.

- Vous avez donc très confiance en vos capacités.

- Je sais que je vais gagner. Il est hors de question qu'un stupide petit américain gagne contre moi.

- Vous ne les portez pas dans votre cœur, hein ?

Fyodor fixa son vis-à-vis comme si celui-ci avait posé la question la plus idiote qui soit.

- Je suis soviétique. Je les hais. Au revoir.

Le Russe finit cul-sec son Martini et se leva de son siège pour regagner ses appartements ; une chambre double aux lits séparés, avec salle de bain et bureaux.
Il fut bientôt rejoins par Iva, qui dégageait son habituelle odeur de cigarette et de parfum pour homme. C'était d'ailleurs une des raisons pour lesquelles Fyodor théorisait qu'elle était lesbienne. Il n'avais rien contre ça, c'est juste qu'elle était la personne se rapprochant le plus d'une amie qu'il connaisse, donc il aurait préféré qu'elle se livre à lui, plutôt que de deviner lui-même son supposé secret.

Puis il se surpris à repenser à ce journaliste ukrainien, avant de chasser cette image de son esprit pour se concentrer sur la chose la plus importante en cet instant ; son échiquier.

Il s'installa à son bureau et disposa les pièces sur la surface de bois, recréant ainsi son royaume, là où il se sentait en paix.

Il avança le pion du roi blanc en roi quatre, le premier coup de bien des gens. Il libérait le passage pour la dame sur la diagonale, ainsi que pour le fou du roi.

Du coin de l'œil, il vit Iva allongée sur son lit, fixant le plafond. Elle était le genre de femme à faire peur, avec son regard plus froid que la Sibérie et sa carrure imposante. D'ailleurs, on leur avait souvent demandé si ils étaient frère et sœur, à cause de leurs chevelures similaires, bien que leurs yeux soient totalement à l'opposé.

- Ou bien vous êtes en couple ? Ça serait si mignon ! disaient les journalistes américains.

Non, ils ne l'étais pas. Non, ce ne serait pas mignon. Ils étaient tous deux homosexuels mais devaient le cacher. Dans leur pays, autant que partout ailleurs, l'homosexualité était peu tolérée. Donc un russe, pédé de surcroît, dans un territoire ennemi comme l'Amérique, devait éviter de clamer sur tous les toits "J'AIME LES HOMMES ET L'URSS", bien que pour Fyodor, les deux soient vrais.

Il déplaca le pion du roi noir en roi quatre, faisant face au pion adverse.

Au bout de trente-et-un coups, les blancs durent abandonner. Fyodor alla s'allumer une cigarette à la fenêtre ouvert à côté de son lit.

- Tu m'en passe une ? demanda Iva en s'approchant de lui.

Il lui tendit le paquet d'où émergait plusieurs clopes. La vice-championne en prit une et l'alluma au creu de grand main pâle avec son briquet.

- Qu'est-ce qu'on fout là..., soupira Fyodor.

- Voilà une excellente question.

Ils se parlaient en Russe, bien évidemment.

- On est là pour montrer à tous ces amerloques qu'on est plus intelligents qu'eux. Surtout toi. Tu les écrasera.  Les uns après les autre, comme de petits pucerons.

- Je sais, je sais...

Il repensait encore à ce foutu journaliste.

- Je hais ce pays..., finit-il par murmurer.

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Fin du chapitre 1

The King's Gambit [Fyolai]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant