Après le néant

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Je n'ai jamais été aussi heureuse.
C'est ce que je me dis chaque année.
Quand je sens mon cœur dépérir, je panique, je suis terrifiée à l'idée de retomber aussi bas qu'autrefois.
Mais ça n'arrivera pas.
J'ai été terriblement abimée, parce que je me suis habituée à ma souffrance.
J'ai entretenu ma dépression, je l'ai nourrie, je l'ai protégée.
Convaincue qu'elle était la seule constante accessible, je me suis enfouie dans le confort du vide.
J'en suis tombée amoureuse.
Rien ne pouvait me rassurer plus que de savoir qu'il n'existait rien de plus bas.
Je ne pouvais pas être plus blessée, je ne pouvais pas être déçue, je ne pouvais plus tomber.
J'ai entretenu ma dépression, je l'ai cajolée, je l'ai remerciée de m'offrir une sécurité.
Maintenue dans cet état, je suis devenue mon plus grand obstacle.
Aucune place pour l'amélioration, aucune place pour la guérison.
J'allais certainement me tuer bientôt, de toute façon.

Pendant plusieurs années, ça n'avait fait qu'empirer.
Chute constante - exponentielle même - jusqu'à cet état analgésique.
Le fond du tonneau fut l'endroit le plus confortable que j'ai connu depuis ma jeune enfance.
Stabilité. Quel cadeau.
J'étais prête à y rester.
Pourtant, je n'y suis plus.
Je suis incapable d'expliquer exactement ce qui s'est passé.
J'ai l'impression que soudainement, je n'y étais plus.
Je me souviens vivement de la première fois que je m'en suis rendu compte.
Je me souviens ressentir de l'anticipation, de la curiosité, de l'envie.
Comme si soudainement, il existait des choses en dehors de ma douleur.

Pendant des années, rien ne se démarquait du chaos incessant de souffrance.
Un amas de réalité, ici, maintenant, sans but ni fin.
Et soudainement, je me suis demandé ce que j'allais faire demain.
Quelle question anodine.
Je me suis demandé comment mes amis se portaient.
Je me suis demandé s'il était trop tard pour avoir une relation saine avec ma mère.
Je me suis demandé quel genre de personne je serai dans le futur.
Le futur.
Mon existence dans le futur.

Une fois que j'ai recommencé à ressentir autre chose que le vide, j'ai eu mal.
J'ai eu tellement mal.
Tous les abus que j'avais vécus.
Toutes les fois où j'ai dit oui à ce qui n'était pas moi, et non à ce qui aurait dû l'être.
Les cœurs que j'ai brisés, les peines que j'ai causées, la déception que j'ai été.
Une rage profonde m'a d'abord accablée.
Stupide, j'ai tellement été stupide de la laisser m'accaparer si profondément.
Les premiers mois, les premières années, furent particulièrement perturbants.
Et je suis tombé en amour avec le senti.
Je me souviens sourire à travers les larmes, reconnaissante de ressentir ma tristesse.
Le regret qui m'habitait était si clair, si vif, incomparable au vide.
Je n'avais pas réalisé à quel point j'aime vivre, j'aime ressentir.
Tranquillement, j'ai ressenti des émotions dont je ne me pensais pas capable de faire l'expérience.
J'ai vécu la joie, l'excitation, l'amour.
J'ai redécouvert la beauté.
J'avais oublié que le soleil couchant pouvait produire autant de couleurs.
J'avais oublié ce que ça fait de ressentir les gouttelettes de pluie sur mon visage.
Je n'avais jamais remarqué que le sourire de mon amie a le pouvoir d'illuminer le monde entier.
Mon lit est redevenu confortable, la nourriture est redevenue distincte, les couleurs et les odeurs du monde sont réapparues.

Je suis tenté de dire que c'est comme si j'avais vécu en noir et blanc pendant toutes ces années, mais ça me semble être une insulte à Hitchcock et à tous ceux qui ont transmis la complexité d'une histoire sans la moindre couleur.
C'est plus comme si j'avais complètement perdu le concept même des sens.
Et malgré la violence de cette redécouverte, je l'ai vécu tout doucement, un jour à la fois.
Je redécouvre la vie encore aujourd'hui, je me resensibilise graduellement.
Je me reconstruis, non pas à l'image des autres, mais bien selon les paroles de mon être.
Chaque année, je réalise que je suis plus heureuse que l'année précédente.
Si j'avais mis fin à mes jours il y a six ans, je ne me serais jamais rencontré.
Je n'aurais jamais su à quoi mon rire ressemble.
Je n'aurais pas redécouvert la danse, le chant et l'art.
Je n'aurais jamais même su que je suis capable d'être heureuse.

Après le néantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant