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                                                                                                                Photo : restaurant Kong où elle travaille

Dans la rue, je me prends une bonne dose de vie, ça grouille, surtout le samedi soir. Notre appartement est au deuxième étage d'un vieille immeuble de la rue Saint-Denis, en plein cœur du dixième arrondissement. C'est un quartier cosmopolite, il y a de restaurants exotiques, des coiffeurs africains...

Le soir, les parisiens s'attablent aux terrasses des bistrots. Il y a beaucoup de monde dans les rues. Je file à vélo.

Quand j'arrive au Kong, je laisse derrière moi les odeurs exotiques, les vendeurs à la sauvette, et les poubelles débordantes pour une déco branchée, féminine et apaisante. Des visages de femmes asiatiques imprimés sur les murs m'accueillent dès le hall de l'immeuble. Ils ne me quitteront plus jusqu'à l'étage du restaurant. Le parfum d'ambiance dans l'ascenseur, l'atmosphère feutrée et intimiste me conditionne. Je change de démarche quand je suis au Kong, je me tiens plus droite, je respire plus calmement. 

Je croise Manon dans les vestiaires. Mes collègues sont sympas, on ne se tire pas dans les pattes entre nous. Avant qu'elle sorte, elle s'est déjà changée, je lui montre une photo sur mon écran de téléphone.

- Tu trouves qu'ils me ressemblent ?

- Oui, surtout à ton père. Ce sont tes parents ?

- Oui, c'est marrant, on me dit toujours que je ressemble surtout à ma mère, dis-je sans vergogne.

Depuis que j'ai quitté Aix, je me surprends à mentir sans état d'âme.

- Ah? C'est vrai, il y a un air, ajoute Manon. Ils te manquent ?

Tout le monde sait que je suis polonaise. J'aurais dû dire que j'étais russe, je parle la langue. Tant pis, c'est trop tard. Au moins j'ai changé de prénom.

- Un peu. Mais ça va.

Je ne mens pas sur ce coup-là, mon père me manque, mais là où il est, il ne veut pas que j'aille le voir de toute manière. Je suis contente, j'ai trouvé une bonne photo.

- Bon, j'y vais, dit-elle, sinon Gabriel va me faire une remarque.

Manon n'est pas la plus ponctuelle d'entre nous et je la retarde.

- Excuse-moi. A tout de suite, dis-je en enfilant ma robe noire.

Je mets du rouge à lèvres, j'ai déjà fait le teint et les yeux à la maison. Dans la salle de restaurant, j'écoute les consignes habituelles de début de service.

La soirée passe vite, le restaurant est complet. Au bar, les gens s'amusent jusqu'à plus soif. Il n'y a pas de temps mort. Je circule en salle, je sers les VIP. Je ne sens plus mes pieds, mais le dj est bon, il me donne de l'énergie. Heureusement il ne reste plus qu'une heure avant la fermeture.

Les mecs sont comme des mouches autour des filles bourrées venues fêter un enterrement de vie de jeune fille. Ils n'arrêtent pas de revenir à la charge. Je les surveille du coin de l'œil. Quand deux d'entre eux dépassent les bornes, je fais intervenir  la sécurité. 

Selma me demande ce qu'il se passe quand je viens récupérer une commande au bar.

- Un client met des mains au cul aux filles de l'EVJF. Et son pote les insulte.

Un vieux porc qui crache « elles ne valent pas mieux que des putes » en russe et croit qu'il va les ramener dans sa chambre d'hôtel juste parce qu'il leur offre des verres. Je leur ai demandé de se calmer, mais avec ce genre de client, il n'y a qu'un homme qui peut les canaliser.

- Tu devrais lui dire de s'occuper de Yacine aussi.

Notre Yacine ? Le responsable du bar.

- Pourquoi ?

- Lui aussi, il n'arrête pas de te mettre la main au cul ce soir.

- Quoi ?

- Tu ne vas pas me dire que tu l'as pas senti ?

- Non. Quand ça ?

- Bah, dès tu passes derrière le bar, il en profite.

Je bafouille. Je ne sais pas quoi dire. Je repense tout suite à ce qui s'est passé dans le métro, deux semaines après mon arrivée à Paris. C'est comme ça que j'ai rencontré Louise. Un mec m'a touchée le cul dans le métro. Je tenais la barre. Louise n'était pas loin, elle l'a vu et s'est mise à crier : sale pervers ! 

Je me suis retournée et plutôt que de reculer, le mec a reposé ses mains sur moi. Je n'ai pas senti ses doigts, je les ai vus, comme d'habitude je n'ai rien ressenti. Son regard répugnant, son odeur de transpiration m'ont dégoûtée, mais je n'ai rien fait.

Cela fait presque un an que je ne ressens plus le contact humain. Je sens les choses, les animaux quand je les caresse, mais pas les êtres humains. Mais ce n'est pas une excuse pour ne pas lui avoir foutu un coup de genou bien placé.

Je suis restée passive, j'étais incapable de réagir. Alors Louise l'a menacé : Tu veux que j'appelle les flics ?! Puis elle a brandit son téléphone en disant : souris, t'es sur TikTok, sale con ! 

Ce n'est qu'à ce moment-là qu'il a pris peur et a filé à l'ouverture des portes.

Il s'est enfui comme un lâche. C'était surréaliste. Le pire, c'est que je sais très bien me défendre, mais c'est comme si je devais tout réapprendre. J'étais tellement fragile à cette époque. Heureusement je vais mieux maintenant. Il n'est plus question que je me laisse faire.

J'ai la haine contre Yacine. L'enfoiré ! J'ai envie de me donner des claques ! J'en ai marre. Pourquoi je ne redeviens pas normale ? Je suis partie, je vais mieux, je devrais redevenir comme avant !

- T'avais vraiment pas remarqué ? demande Selma incrédule. Je pensais que t'osais pas le remettre à sa place.

Je me sens tellement conne.

Ahmed s'est occupé des clients. Il vient me voir pour m'informer que tout devrait rentrer dans l'ordre et qu'il repassera s'en assurer.  Avant qu'il parte, je lui demande :

- Je peux voir les vidéos de surveillance du bar ?

- Pourquoi ?

- Pour montrer à Gabriel le harcèlement sexuel dont fait preuve Yacine, dis-je penchée au-dessus du bar pour que le principal intéressé m'entende.

Yacine fait de grands yeux. Au début il feint l'innocence, il fait le choqué, puis il avoue à demi-mot m'avoir effleurée sans le vouloir.

- Explique comment une main s'écrase sans vouloir sur une fesse ?

- Je t'assure que c'est exagéré. Je t'ai à peine touchée.

- Tu ne devrais pas jouer au con, dis-je en tapant du poing sur le bar.

J'ai envie de lui foutre des baffes à ce connard ! Mes mains sont moites, mon cœur bat fort, mais ma voix ne me trahit pas, c'est tout ce qui compte.

- Tu rangeras mes tables, dis-je en regardant Yacine droit dans les yeux.

Puis je tourne la tête vers Ahmed :

- Je viens avec toi. Je veux m'assurer que Gabriel voit les images.

- Jac ! m'appelle Yacine.

Selma sourit quand je quitte le bar.


On a tous droit à une seconde chance ?Où les histoires vivent. Découvrez maintenant