I. LES CRÉATURES DE L'OMBRE (1)

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Le vacarme. Ce fut comme si une fanfare infernale retentissait dans un égout au cours d'un tremblement de terre. Le tintamarre strident et haché sur fond de musique anxiogène enflait et se rapprochait inexorablement, s'insinuant partout. Ne pouvant échapper au bruit, le seul être vivant qui peuplait ce lieu obscur, ramassé sur lui-même dans une position pratiquement fœtale, n'eut d'autre choix que de reprendre conscience.

— Bwââârgh... s'exprima-t-il à sa manière, dans un curieux compromis entre le bâillement et l'éructation.

Épuisé, écœuré, engourdi et sale, Colin Roy s'éveilla, chacun de ses sens mis à l'épreuve par le chaos absolu qui l'entourait. Il lui fallut de longues secondes pour décrypter l'ensemble des nuisances qui venaient de l'arracher à son sommeil et l'incommodaient au plus haut point. À sa décharge, la liste était longue car un incident fâcheux s'invite rarement seul : il préfère investir la fête avec quantité de déplaisants camarades. Tout d'abord, cette cacophonie démente. Ensuite, cette pièce sombre qui tournait et s'étirait en tous sens. Puis, cette odeur pestilentielle de nourriture avariée et de gnôle bon marché. Enfin, tout cela s'ajoutait chez le jeune homme à un mal-être physique et moral qui avait survécu à ses dernières heures de sommeil.

Le monde est dégueulasse.

Telle fut la première pensée vaguement rationnelle qui émergea du cerveau embrumé de Colin. Puis il vomit.

Instantanément, il se sentit plus léger et éprouva une bouffée de plaisir offerte par cette infime vague de chaleur sur son tee-shirt. Très vite cependant, le contact devint visqueux et les effluves d'alcool et de biscuits apéritifs mal digérés se répandirent dans la pièce, lançant une odorante proclamation : les chips pimentées et la vodka-pomme ne sont pas compatibles avec tous les estomacs.

Ce n'est pas seulement le monde... Je suis dégueulasse, songea alors tristement le garçon.

Pendant ce temps, l'insupportable tapage continuait à se faire entendre. D'abord agacé, le jeune homme choisit de prendre son mal en patience avant de réaliser qu'une telle sonnerie pouvait avoir bien des significations, la plupart du temps négatives. Celle qui l'avait arraché à ses rêveries d'ivrogne le concernait peut-être au premier chef.

— Un... un incendie... Le feu... murmura-t-il par réflexe, la langue lourde et les lèvres maladroites. Ou bien...

C'est que l'invasion a commencé...

Cette hypothèse folle qu'il n'avait même pas osé formuler à voix haute l'obligea à s'activer, considérant que l'état d'urgence était déclaré. Drôle de façon de raisonner que celle d'un homme ivre un lendemain de beuverie. En une fraction de seconde, cette pensée venait de passer au rang de priorité et accaparait à présent son attention, au point de lui faire oublier tout le reste. En ce moment précis, Colin Roy aurait été incapable de se souvenir de ce qu'il avait fait la veille ou, pire encore, de prononcer correctement son nom et son prénom. Néanmoins, il essaya de prendre le dessus, de chasser la torpeur et le demi-sommeil qui le maintenaient dans cet état second.

Au prix d'un écarquillement maximal des paupières, Colin arriva à déterminer qu'il se trouvait dans son salon, affalé sur le tapis auprès du sofa. La pièce émergeait de l'obscurité par intermittence grâce à la télévision qui jetait des lueurs confuses accompagnées d'un fond sonore des plus singuliers. Il comprit alors que l'imposant cube cathodique rejouait en boucle le menu du DVD qu'il visionnait la veille avant que le sommeil ne s'abatte sur lui, d'où cette étrange mélodie qui se répétait. Cependant, la sonnerie criarde ne provenait pas de l'appareil mais d'un ailleurs indéfinissable, s'interrompant parfois pour repartir de plus belle en répandant ses décibels dans tout l'appartement.

S'appuyant sur le canapé, Colin se redressa puis parvint enfin à se hisser sur ses jambes tremblantes alors que le bruit semblait encore s'intensifier.

— C'est certain, il se passe quelque chose ! grogna-t-il en s'étirant, dans une succession de claquements de vertèbres.

Des images atroces lui vinrent alors à l'esprit. Une série de visions d'outre-tombe. Il voyait confusément une foule de marcheurs titubants et décharnés qui avaient jailli de ses rêves et se trainaient jusqu'à lui. Colin osa tout juste articuler sa phrase, craignant de la voir devenir réalité.

— Quelque chose de grave... Qui fait mal et qui mord...

Puis, le vacarme suraigu s'interrompit instantanément et le cerveau ainsi que les tympans de Colin lui en furent reconnaissants. Toutefois, le son fut aussitôt remplacé par un autre, beaucoup plus inquiétant : le grincement bien reconnaissable de la porte d'entrée de son appartement. Brusquement, il fut anxieux de voir que ses suppositions alcoolisées paraissaient se concrétiser.

On s'est introduit chez moi ! Ils sont dans l'entrée et ils arrivent...

Colin fit de son mieux pour se tenir complètement droit et braqua son regard vers le petit sas d'entrée servant aussi de vestibule. Dans l'ombre noire se pressaient de hautes silhouettes qui émettaient des sons imprécis, graves et rauques. Cette vision le pétrifia et il sentit son visage se couvrir d'une froide sueur dont une goutte roula le long de sa tempe, obliqua vers son oreille avant de dévaler le long de son cou.

— Triple torsion testiculaire ! Les morts... balbutia-t-il en les regardant s'approcher de lui. Les morts viennent me chercher...

Paniqué, Colin recula à travers le salon et vint buter contre son téléviseur qui émettait toujours la même mélopée lancinante, lugubre et parfaitement de circonstance. L'appareil pivota sur son meuble puis s'éteignit lorsque la prise s'arracha. Désormais, plus aucun son ne venait concurrencer ceux des intrus et seuls leurs glapissements résonnaient entre les murs nus de l'appartement. Tout en tentant vainement de reculer le plus loin possible, le jeune homme les regardait avec une hébétude d'alcoolique envahir l'espace sonore et physique de son appartement.

— Non ! Ne... N'approchez pas... Laissez-moi !

Je ne comprends pas... Qu'est-ce que ces choses font ici ? Est-ce que je rêve toujours ?

Colin se retrouva dos au mur et face à ses responsabilités. Il était seul, fatigué, presque malade et dans un état immonde. Pourtant, il lui fallait affronter ces formes floues et massives qui évoluaient lentement vers lui depuis leur monde de ténèbres. Pas l'ombre d'une chance, pas une lueur d'espoir.

On dirait que tout ça est bien réel... Pourquoi est-ce que cette invasion se produit au pire moment imaginable ? Je suis mal en point et fait comme un rat ! Si je ne trouve pas un moyen de fuir, ils vont me réduire en charpie...

Sa condition physique actuelle et sa seule apparence le condamnaient par avance au pire des destins mais, malgré l'évidence de la défaite à venir, il ne put s'y résoudre. Cherchant des mains un objet qui puisse lui offrir un moyen de défense, il rencontra une tige métallique. Sans même comprendre précisément qu'il s'agissait de son lampadaire, le jeune homme s'en empara et fit face aux créatures qui se rapprochaient.

— Vous ne m'aurez pas aussi facilement ! Un pas de plus et je vous tue !

Façon de parler... Ce n'est pas la pire des menaces pour des zombies...

À ces mots, les choses mortes eurent une étrange réaction : sans cesser de s'avancer, elles se mirent à émettre des bruits répétés et sauvages qui martelèrent le cerveau de Colin et vrillèrent atrocement ses tympans.

Ma tête ! Qu'ils cessent leur boucan... Qu'ils me dévorent et que ça s'arrête... Je veux du silence !

Entre deux vagues de douleur migraineuse, il crut percevoir une intonation moqueuse dans les borborygmes qui se répercutaient sur les murs tristes et nus de la pièce. Alors, la colère l'envahit.

— Ne vous foutez pas de ma gueule, saletés de zombies !

Et, sur cette déclarationd'hostilité, il se rua tant bien que mal sur le plus proche d'entre eux, prêt àlui pulvériser le crâne avec le pied du luminaire. En cet instant, il ne sedoutait pas que la menace qui planait sur lui était bien différente de ce qu'ils'imaginait. Bien différente mais infiniment plus pernicieuse.



LINKO Livre 1 - Es-tu mort, public ? [auto-publié]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant