Oasis

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Lorsqu'on vint le chercher pour la Grande Acclamée, Khoran était réveillé depuis de nombreuses heures. La douleur qui lui arrachait le poignet et qui s'étendait le long de son bras l'avait privé de sommeil. Allongé sous les longues feuilles ciselées des palmiers, il avait observé l'aurore, l'aube et la naissance de l'étoile de vie qui dardaient ses rayons lumineux contre sa peau hâlée.

Il releva lourdement ses jambes pour qu'on puisse lui ôter ses fers. Le garde le poussa plusieurs fois dans le dos et lui ordonna de rejoindre les autres esclaves amassés à l'orée du campement. Khoran jeta un regard en coin vers Vanant. Pourquoi ne venait-il pas ? Il préféra se taire plutôt que de risquer des coups de fouets, ou pire, de devoir rester au camp attaché à un piquet. Il avait entendu son ami murmurer ses prières toute la nuit durant avant que le sommeil ne l'emporte, il méritait bien un peu plus de sommeil.

Sa blessure au bras gauche ne s'arrêtait pas de saigner malgré le bout de tissu qu'il avait découpé de ses guenilles pour ralentir l'écoulement. Quelques gouttes s'échappèrent pendant la traversée de ce campement qu'il ne reverrait jamais. Ils longèrent les tentes des soldats avant de s'arrêter près de longs pieux enfoncés dans le sol. On l'attacha plus solidement qu'à l'accoutumée à l'un d'eux. Les gardes ne prendraient pas le risque que l'un d'eux s'échappe sans entraves aux pieds. Si l'on retrouvait un esclave déambuler au milieu des jardins du Roi, les gardes en seraient les premiers responsables.

Ils attendirent un moment dans le sable. Certains esclaves en profitèrent pour se rendormir, d'autres s'allongèrent dans les carrés d'ombre restants et Khoran avisa également quelques-uns d'entre eux s'étendre à la merci des rayons du soleil levant.

Ils abandonnent leurs corps au soleil. Ces hommes n'ont plus d'espoir, pensa-t-il.

Les soldats s'empressèrent de les réunir et de préparer le départ lorsque le Chwali en personne vint les sermonner dans leurs tentes. Leur lente procession de chaînes et d'âmes meurtries se mit en marche sous les hurlements incessants du chef de camp.

Ils grimpèrent les dunes et longèrent leurs crêtes. Ses pieds s'enfonçaient jusqu'aux chevilles dans les traces des esclaves qui marchaient en une ligne continue devant lui. Khoran sentait ses entraves lui arracher la peau et le sable lui mordre la chair. La douleur était insupportable et il n'arrivait pas à en faire abstraction. Il serra les dents, personne ne lui donnerait l'occasion de panser ses plaies. L'opportunité de voir le Roi ne s'était jamais présentée en plusieurs mois, il devait continuer. Un ultime trajet. Il le fallait pour la mise en route de son plan. Il supporterait ces chaînes et leurs douleurs même si elles lui raclaient les os.

Khoran observa les montagnes à l'horizon au sommet d'une dune. Personne ne savait ce qui se trouvait derrière cette barrière naturelle, et aucun homme n'avait réussi à se hisser jusqu'au sommet ; à ce que l'on disait autrefois. Cela avait peut-être changé depuis le jour où il avait quitté le Palais de son père, le jour de sa déchéance.

Les silhouettes orangées des montagnes se rapprochaient à chaque dune qu'ils grimpaient et disparaissaient à chaque fois qu'ils les descendaient. Le vent soufflait le sable sur leurs corps et les sculptait comme l'eau sculpte la roche. Khoran le sentait s'immiscer dans ses vêtements jusqu'au creux de son nombril.

Ils ne firent aucune pause. La seule oasis qu'ils croisèrent s'était desséchée depuis longtemps. Les gardes semblaient aussi épuisés qu'eux, mais les gourdes qu'ils vidaient tour à tour leur redonnaient des forces. Khoran sentait sa gorge se resserrer chaque fois qu'il voyait l'un d'entre eux se désaltérer. L'un des esclaves, sûrement plus desséché qu'un raisin sec, s'écroula les genoux dans le sable et les implora de lui verser quelques gouttes d'eau sur la langue. Il n'eut comme réponse qu'un coup sur la tête et son visage enfoncé dans le sable brûlant.

Khoran sentit son envie meurtrière s'accroître à mesure qu'il réalisait qu'ils ne s'arrêteraient pas. Depuis son emprisonnement, il n'avait jamais parcouru une si grande distance. Vanant lui-même s'écroulerait après un tel parcours, et l'eau sacrée elle-même savait qu'il avait une incroyable endurance. Khoran cligna des yeux pour chasser un grain de poussière. Il espérait que son ami reverrait sa famille un jour. Son ami avait renié son plan dans l'espoir de survivre assez longtemps pour acheter une liberté illusoire.

L'idée même de travailler assez pour se libérer sonnait si faux dans son esprit qu'il ne l'avait jamais pris au sérieux. Ils ne cesseraient de briser ces roches que lorsque le Roi Damarius en aurait assez de ses Palais et de ses monuments. S'il avait appris une chose, c'est qu'un monarque ne se rassasiait jamais d'imposer son pouvoir sur ses sujets.

Jamais on ne leur donnerait, il leur fallait l'arracher.

Khoran remarqua que la longue silhouette ininterrompue des montagnes se coupa en deux. Une langue de sable se prolongeait jusqu'aux falaises et continuait à l'intérieur d'une cuvette. Ils s'engagèrent entre les deux parois qui paraissaient toucher le ciel. Elles étaient bien plus hautes que dans ses souvenirs. Au loin, une figure verdoyante se détacha des formes abruptes et droites des roches. Une oasis, les jardins du Roi.

KhoranOù les histoires vivent. Découvrez maintenant