Khoran s'élança d'une impulsion des jambes. La main du garde glissa de son épaule et ne devint plus qu'un bruit de surprise dans son dos. Il balaya l'esclave devant lui en le poussant au sol, ignorant sa chute et ses conséquences, et se rua vers les femmes qui crièrent à sa vue. Une armée de têtes se ploya vers lui mais il était trop tard. Il avait parcouru la moitié de la distance qui le séparait du Roi en quelques foulées, sa lame dans la main. Il la serrait si fort qu'il sentit son fil acéré lui entailler la paume. Qu'importe, il ne vivrait pas assez longtemps pour en souffrir.
Le Roi se retourna à moitié vers lui alors qu'il n'était qu'à quelques mètres de lui arracher la vie. Son visage était frappé de stupeur. Ses sourcils s'étaient retroussés vers le haut de son crâne comme le soleil dans le firmament. Khoran arma son coup. Il n'était plus qu'à deux bras de pouvoir le toucher et de déverser sa rage accumulée après toutes ces années d'exil.
Le bout d'une lance lui transperça le flanc et stoppa son avancée. Il fut si surpris que son arme lui glissa des mains. Elle ricocha contre le visage du roi et tomba à la renverse. Ses années d'espoir lui échappaient des doigts, la lame disparut sur le marbre blanc. Non ! Il scruta l'esplanade de ses yeux exorbités alors que ses chances se réduisaient à néant à chaque battement de son cœur.
Il avait échoué.
La lance à l'intérieur de ses entrailles s'enfonça plus profondément dans son corps. Le garde au bout du morceau de bois fut rejoint par d'autres soldats qui exhibèrent leurs armes dans sa direction. Khoran tomba à la renverse. Il voulait reprendre cette lame, sentir son fil lui brûler la peau et l'enfoncer dans le corps du roi, mais la douleur l'en empêchait. Il s'écroula sur son flanc, entraînant la lance et le soldat qui la tenait.
Khoran sentit son sang creuser des sillons sur son épiderme abîmé et s'écouler le long de son bassin. Sa blessure au poignet était subitement devenue anecdotique. Autour de lui, des cris affolés s'emparèrent de l'assemblée. La silhouette du garde qui l'avait stoppé se pencha au-dessus de lui et vint déposer son ombre sur une partie de son corps. Puis il disparut, et le soleil nimba de nouveau ses paupières. Cette fois-ci, c'est le Roi qui s'approcha. Son visage était blême, mais il n'avait pas changé depuis leur dernière conversation. Une estafilade sur sa joue droite déversait ses larmes pourpres le long de sa barbe fournie.
— Qui es-tu, assassin ? lui demanda-t-il avant de s'agenouiller à ses côtés.
Khoran embrassa du regard ces yeux qu'il avait tant admirés. Ceux-là mêmes qui l'avaient oublié.
— Je suis ton frère.
Le Roi fronça les sourcils.
— Mon frère est mort depuis longtemps. Il marqua une pause. Et sache que tu ne lui ressembles pas.
Khoran sourit. Le désert l'avait-il tant abîmé que cela ? D'un murmure, il fit trembloter le bout de ses lèvres pour l'inviter à se pencher davantage.
— Ce n'est pas une bonne idée, mon Roi, lança une voix lointaine.
Damarius ne l'écouta pas et approcha son oreille de ses lèvres. Khoran lui murmura les mots qui brûlaient au fond de sa gorge, puis son frère allongea son ombre au-dessus de lui. Ses yeux étaient écarquillés, sa bouche entrouverte. Il venait d'entendre un souvenir qui l'avait hissé à la tête de son empire et qu'il s'était toujours évertué à garder secret.
— Je comprends maintenant ta tentative de mettre fin à mon règne, Khoran. Quel dommage que tu aies patienté autant de temps pour échouer. Il esquissa un sourire et dompta sa surprise. Que comptais-tu faire, sauver ces hommes et ces femmes qui construisent l'immortalité de notre famille ? Je t'avais oublié depuis toutes ces années, le souvenir douloureux de ton existence s'est appauvri au fil des difficultés auxquelles j'ai été confronté. Et toi, que faisais-tu ?
Le roi se releva. Khoran sentit les longs filaments de sa robe traîner le long de ses cheveux et lui recouvrir le visage. Il ne vit plus qu'un océan de vagues et de sang entourant les chevilles de son frère jusqu'à ce qu'il retrousse son étoffe et daigne lui rendre la vue.
— En échouant à me tuer, tu les as tous condamnés.
La bouche du roi s'entrouvrit et les ombres qui le submergeaient disparurent. Khoran entendit des cris apeurés, puis des hurlements de souffrance. La terre trembla sous son corps frêle et des silhouettes tournèrent autour de lui. Ses yeux se fermèrent d'eux-mêmes. Il repensa à toutes ces années passées à survivre seul dans le désert, puis sa capitulation et sa soumission en tant qu'esclave. La perte de sa liberté lui avait paru plus judicieuse que de mourir de faim.
Malgré cela, il s'était offert le droit d'espérer. Cette vengeance, il l'avait travaillée chaque jour de souffrance supplémentaire et aujourd'hui elle était arrivée à son terme. Même s'il échouait, il en homme libre et c'était tout ce qui comptait.
Un fracas d'orage résonna autour de lui et le poids d'un seau rempli de sable lui tomba sur les jambes. La douleur le figea quelques instants avant de disparaître. Dans un élan pour comprendre le chahut près de lui, Khoran rouvrit les yeux. Son frère s'était évaporé et des cadavres jonchaient le marbre luisant et le soleil réverbérait ses rayons sur des rives de sang. Des lances fusaient de toute part et les soldats qui les maniaient aussi. Quelques-uns d'entre eux furent jetés au sol par une marée d'esclaves qui s'agglutinait autour d'eux. Ils étaient trop nombreux pour pouvoir lutter face à un déchaînement pareil de violence. Khoran esquissa un rictus, mais seul le bout de ses lèvres s'arqua de plaisir devant les affrontements.
Ils ne pouvaient pas résister face à des hommes qui se battaient pour leur liberté.
Une silhouette pourpre s'écrasa devant lui. Khoran en admira les contours du visage, en détailla chaque ride, chaque brin de lumière de ses pupilles : ils lui ressemblaient tellement. La figure inanimée de son frère lui fixait le buste. La bouche entrouverte et les yeux arqués de surprise, il semblait regretter de lui avoir ployé la tête dans le ruisseau de l'oubli. Une plaie lui scindait le cou en deux jusqu'à sa poitrine sanguinolente.
Bien que leur mort signifiait la fin de leur dynastie, Khoran avait vengé le parricide de son frère. L'eau sacrée transporterait son corps le long des rives nimbées de papyrus pour le plonger dans les boues infinies. Il n'avait jamais oublié la figure inanimée de son paternel et son corps criblé de plaies. Il n'avait jamais oublié la posture de son frère, son bras nappé de sang et les rideaux emportés par la brise qui avaient charrié l'odeur du meurtre jusqu'à ses narines. Il inhalait cette odeur à nouveau, mais cette fois-ci, il n'était plus dissimulé derrière des stores en bois.
Khoran sentit ses émotions se détacher progressivement des parcelles de son corps. Ses jambes et ses bras s'immobilisèrent, son buste ploya sous l'effort de respirer. Il avait vécu des années de meurtrissure pour en arriver là et il en était certain.
Il ne regrettait rien.
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Khoran
Short StoryFait prisonnier par ses ennemis, cela fait des mois que Khoran arpente le désert au milieu d'autres esclaves. Lorsque la Grande Acclamée est annoncée dans l'Oasis du Roi, son ardent désir de vengeance s'embrase.