Souffrance

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Ils levèrent tous les yeux vers les terrasses construites au bord des falaises, et ralentirent le pas. Des palmiers et une multitude d'arbres qu'il ne connaissait pas virevoltaient au gré du vent piégé dans la cuvette. Khoran faillit s'évanouir de joie d'enfin voir de la végétation d'aussi près. Des canaux alimentés par des cascades irriguaient des bancs de verdures. Après des mots à côtoyer le désert, ces paysages lui parurent irréels.

Ils suivirent les gardes le long d'un courant d'eau qui se perdait entre des saules pleureurs aux langues de bois et des arbustes aux baies du même noir que ses yeux.

Sans prévenir, l'un des esclaves plongea dans le canal, entraînant ceux devant et derrière lui dans sa chute. Ils s'immobilisèrent et les gardes grommelèrent. Il fut tiré de l'eau sans sommation et maintenu sur ses genoux. L'une des silhouettes beiges déchira les dernières lamelles de lin qui protégeaient sa peau humide et lui assena plusieurs coups de fouet. Khoran baissa la tête, plus pour réfréner son envie d'approcher cette eau que pour s'épargner un spectacle auquel il avait souvent assisté ces derniers mois.

Il entendit un éclaboussement. L'esclave s'était écroulé en avant et était retombé dans le courant. Les gardes retenaient ses jambes sur la rive tandis que son buste dérivait dans l'eau. Les canaux n'étaient pas très profonds ; Khoran estimait qu'ils lui arrivaient jusqu'à la moitié des mollets et lui-même n'était pas très grand, pourtant, l'esclave risquait de se noyer.

Ses plaies causées par les coups de fouet nimbèrent les flots cristallins d'une marée pourpre. Le même soldat, qui avait retroussé sa corde en cuir autour de son avant-bras, s'approcha et lui enfonça la tête dans l'eau. L'esclave battit des bras, incapable de secouer les jambes, puis le garde s'agenouilla sur son dos. Il cessa de remuer après quelques instants. Les muscles crispés de ses membres qui se contractaient pour élever son buste hors des flots s'évanouirent et furent redressés par le courant. Ils l'avaient tué dans le seul espoir qui motivait ces hommes à traverser un désert. Que l'eau sacrée l'accompagne dans l'au-delà.

Les gardes se relevèrent, indifférents à son sort. Ils traînèrent son corps dans l'herbe, défirent ses liens, jaugèrent du regard tous les autres esclaves qui pouvaient profiter de cet instant pour s'enfuir, puis ils rattachèrent les deux groupes entre eux. Khoran observa le garde qui s'était accroupi sur ce pauvre homme. Ses yeux lançaient des éclairs acérés. Il le fixa, en signe de défi, mais le soldat ne le remarqua pas. Il était si aisé de s'en prendre à des gens meurtris, désarmés et enchaînés.

Ils reprirent la marche et laissèrent le cadavre trempé derrière eux. Lorsqu'ils tournèrent à un angle, Khoran aperçut d'autres soldats s'en saisir et le transporter. Où l'emmenaient-ils ? Est-ce qu'ils creusaient des cimetières pour les esclaves ? Il était certain que son corps serait jeté dans une fosse commune sans un regard et qu'il serait brûlé en même temps que des milliers d'autre. Pourquoi auraient-ils de la considération pour une marchandise périmée ?

Il observa les terrasses en contrebas. Chacune d'entre elles était si grande qu'elle semblait capable d'accueillir des milliers d'hommes et de femmes. La végétation luxuriante s'y prélassait et s'abreuvait des canaux qui s'échouaient en cascade vers les terrasses inférieures. Les flots croisés rejoignaient un bassin bordé de palmiers au centre de la vallée.

Une esplanade de pierre blanche s'étirait sur des kilomètres de distance, parsemée de colonnes qui y poussaient comme des arbres. Une armée entière y était stationnée ; deux groupes avaient été découpés et placés autour d'une allée centrale sur toute la surface disponible.

Ils suivirent un chemin qui serpentait au milieu de figuiers, d'amandiers et d'oliviers et descendirent les terrasses une à une. Khoran observa les gardes empoigner quelques fruits, s'abreuver d'une louche d'eau et décortiquer quelques noix. Si ces mets leur étaient formellement interdits et passibles de la peine capitale, cela ne semblait pas le cas pour les serviteurs du roi.

Ils empruntèrent finalement un escalier. Arrivé au bout, Khoran tourna la tête derrière lui et peina à croire qu'ils étaient descendus si bas. Les terrasses s'élevaient à des dizaines de mètres au-dessus d'eux comme des rêves inatteignables. Ils foulèrent une route pavée du même matériau que l'esplanade et qui s'étirait sur les côtés pour s'engouffrer à l'intérieur de pans de roches qui supportaient les jardins. Des blocs de pierre aussi hauts que des palmiers et plus épais encore que des murailles protégeaient des cavités construites pour des géants. Des escaliers avaient été creusés à l'intérieur et s'enfonçaient dans les entrailles du canyon à la lueur de quelques torches. Bien qu'il aurait aimé en voir le fond, les chaînes rappelèrent à Khoran qu'il n'était pas libre. Il fut traîné en avant et manqua de trébucher. L'un des gardes le toisa d'un œil inquisiteur.

— La prochaine fois que tu essaieras de satisfaire ta curiosité, je te les fais dévaler ces escaliers.

Leur groupe atteignit le bord de l'esplanade, ils se faufilèrent par l'arrière le long d'une vaste rampe. Les esclaves étaient ordonnés en un millier de lignes surveillées par une armée entière d'épée et de lances. La Grande Acclamée permettait au Roi Damarius de remercier chaque année les efforts de ces hommes et ces femmes qui construisaient les grands monuments de son empire. L'un de ses amis lui avait raconté qu'aucun esclave n'avait assisté deux fois à la cérémonie. Leur espérance de vie n'étant pas élevée, ils finissaient par mourir dans l'année avant de pouvoir être sélectionnés pour la suivante, s'ils l'étaient.

Najas.

Il était mort quelques mois auparavant. Son corps s'était éteint en un instant et il s'était écroulé inanimé au milieu d'une dune. Les gardes avaient détaché son corps, et le temps qu'ils repartent, le sable l'avait englouti comme une tombe.

— Toi là ! désigna l'un des soldats en saisissant le bras de l'esclave devant Khoran. Mets-toi derrière eux, grande perche. Et le petit, derrière, tu iras au second rang.

Un autre garde s'approcha de lui, enveloppé dans ses étoffes de lin beiges. Son visage n'était plus qu'un rectangle de peau recouverte d'un enduit noir comme le charbon qui lui donnait un regard féroce. Il lui enleva ses entraves et le força à le suivre au milieu de deux colonnes. On l'amena au plus près du tapis, là où le monarque les saluerait, derrière un esclave qu'il dépassait d'une demi-tête. Il exulta. Comme il l'avait deviné, le Roi Damarius n'aimait pas les hommes plus grands que lui. Il s'assurait de placer le plus loin possible ceux qui le dépassaient en taille, si bien qu'en plus de flatter son égo, la plupart d'entre eux pouvaient l'observer se pavaner au centre de l'esplanade. Khoran sourit. Il n'avait pas changé.

Le Roi n'avait pas à s'inquiéter : il n'en raterait pas une miette. 

KhoranOù les histoires vivent. Découvrez maintenant