Défilé

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Le groupe d'esclaves qui l'accompagnait fut entièrement réparti dans les colonnes et le silence revint. Immobile au milieu de toutes ces âmes, Khoran aurait aimé passer inaperçu et masser ses poignets, mais il redoutait le fouet et la lame des sentinelles qui les scrutaient. Ils étaient désormais libres de bouger, et pourtant, aucun d'eux n'osait se balancer ou se baisser. La garde mortelle qui les entourait y veillait. D'un coup d'œil, il remarqua que son saignement au bras s'était estompé. Il fut étonné d'en avoir oublié la douleur mais il avait été absorbé par le paysage. Maintenant qu'il n'avait plus rien à contempler, elle revenait plus vive encore.

Un son de trompette et de tambours retentit à l'ouest, à l'autre bout de l'esplanade. Certains esclaves remuèrent et furent rapidement remis en place par les soldats. Des têtes se tournèrent pour apercevoir la procession. Khoran resta figé, le regard droit devant lui. Le roi arriverait dans un moment, il devrait être prêt. Il n'aurait pas de seconde chance.

Ils attendirent longtemps sous le soleil. Des esclaves s'écroulèrent au sol de fatigue et furent tirés en arrière par les pieds. Ils étaient rapidement remplacés par ceux derrière eux qui s'avançaient d'un pas pour combler les places vacantes. Un soldat tomba lui aussi sur le marbre blanc dans un cliquetis d'armure. Deux autres vinrent l'épauler et ils l'escortèrent en retrait. Sa douleur au bras le lançait tellement qu'il n'avait pas peur de s'évanouir. Elle le maintenait éveillé comme les coups d'un de ses tortionnaires.

Khoran entendit plus clairement les percussions, si bien qu'il discerna les tambours d'une mélodie de trompette. Un défilé de couleurs lui arracha un regard. Des danseuses vêtues de légères étoffes colorées se mouvaient le long du tapis. Du cérulé à l'amarante en passant par du curcuma, elles faisaient l'étalage d'une variété impressionnante de pigments. Leurs corps longilignes et frêles remuaient comme les feuilles des palmiers pris dans le vent. De longs morceaux de tissus attachés à leurs épaules et dans leurs cheveux tournoyaient autour d'elles.

Khoran s'extirpa de leur chorégraphie envoutante lorsqu'il entendit un concert de cliquetis qui le forcèrent à détourner le regard. Des soldats armés de lances de plusieurs mètres de long pointées vers le ciel avançaient en rang serré. Un avertissement. Il ne devait plus être très loin. Khoran connaissait ces armes et l'unité qui les maniaient. C'était le Roi Damarius qui les avait constituées, et dans sa grande bonté, leur avait donné son nom : les lanciers Damariens. Khoran avait entendu des rumeurs à leur sujet, qui si elles s'avéraient vraies, les hissaient au sommet des unités les plus à craindre de tout l'empire.

Des hommes vêtus d'amples toges parcoururent le tapis au milieu des soldats. Ils discutaient entre eux et ne semblaient faire attention qu'à eux-mêmes. Khoran devina des comptables et de riches marchands qui trafiquaient impunément dans cet empire mercantile sous la protection du Roi. De nouveaux guerriers aux tenues ornées de montures d'or et dénués d'armes défilèrent à leur suite. Khoran reconnut les costumes officiels des généraux et des commandants institués par son père. Malgré l'armée sous leurs ordres qui les entouraient et les protégeaient, aucun d'entre eux ne fit attention à leurs milliers de regards braqués sur eux.

Khoran tressauta. Le Roi Damarius, vêtu d'une longue robe richement décorée de filaments d'or, marchait à bonne distance de ses cadres et de ses généraux. Il avait beau être entouré d'autant d'esclaves et de soldats, il se pavanait sans personne à ses côtés. En s'isolant ainsi, il démontrait qu'il n'avait besoin de personne sauf de lui-même. Il n'avait pas d'égal et s'élevait en tant que dieu. Autoproclamé, bien sûr, mais qu'importe si ses sujets le croyaient ?

Khoran haussa les sourcils. Son frère ne portait plus sa longue toge de soie aux couleurs des rayons du soleil. Leur mère leur en avait tissé une pour chacun d'entre eux lorsqu'ils étaient plus jeunes. Elles revêtaient le nom de l'aube et de l'aurore. Khoran avait dû dire adieu à la sienne lorsqu'il n'avait plus assez de nourriture pour survivre, et bien qu'il en avait secrètement gardé un morceau en souvenir, quelqu'un lui avait volé durant la nuit.

Il réprima un râle d'agonie en frottant son poignet contre son bassin. La lame lui transperça la peau. Il sentit sa blessure coagulée et salie de sable déverser à nouveau son sang le long de sa paume et se répandre entre ses doigts. La lame s'extirpa de son corps, centimètre après centimètre. Il ne lâchait plus son frère du regard : il attendait le moment parfait. Cet instant d'un battement de paupière où il aurait une chance, ou son frère serait assez proche pour le toucher et assez isolé pour que personne ne l'arrête. Khoran l'observa se pavaner fièrement devant cette immense assemblée.

Un dieu ne baissait jamais la tête.

Khoran sentit une présence se faufiler derrière lui. Quelqu'un lui empoigna l'épaule.

— Tu saignes.

Il tourna légèrement la tête et remarqua des yeux ceinturés de noir, entourés d'étoffes qui recouvraient des cheveux d'un brun profond. Khoran acquiesça et examina sa blessure. Quelques gouttes de son sang maculaient le marbre blanc. Heureusement, le soldat n'avait pas repéré la lame dissimulée dans son poignet.

Il roula des yeux vers le Roi tandis que le garde ne le lâchait pas. Il n'était plus qu'à quelques mètres, son regard dirigé sur le côté opposé de l'assemblée. Quelques danseuses s'étaient rapprochées pour défiler autour de lui en tourbillonnant. Il disparaissait derrière leurs longues bandes de soie et réapparaissait quand elles s'allongeaient sur le sol, bras et jambes tendues vers l'horizon.

Encore quelques mètres. Les danseuses s'éloignèrent dans leur bal de couleur. Encore deux pas de plus. 

KhoranOù les histoires vivent. Découvrez maintenant