"On aime d'abord par hasard,
Par jeu, par curiosité,
pour avoir dans un regard,
Lu des possibilités."
-Paul Géraldy-
Rose voyait ses petits-enfants et son gendre à présent toutes les semaines et malgré le fait qu'elle les aime de tout son cœur, elle détestait les voir là, errer comme des fantômes dans cette grande maison. Mais quand elle vit Nathan disparaître à l'étage puis Abi, elle sût que ce dimanche serait différent. Elle regarda Frank qui n'avait même pas remarqué que ses enfants n'étaient toujours pas redescendus avec son pull et décida d'aller voir.
Ce qu'elle vit, elle le gravera à tout jamais dans sa mémoire : ses petits-enfants devant son coffre tenant dans les mains ; une photo de son premier amour. Ses deux vies réunis, celles qu'elle avait toujours maintenues éloignées, son avant et son après. Et dans la pénombre de cette pièce sous les combles elle vit son petit-fils qui avait peur de vivre ou plutôt d'aimer, elle vit sa petite fille bien trop mince, sa petite fille qui ne touchait presque plus à son assiette et la vérité lui éclata au visage : sa famille était en train de sombrer. Peut-être que si dans ce grenier elle n'avait pas vu ça, elle serait partie, les aurait laissés avec leurs questions qui n'obtiendraient jamais de réponse mais elle le vue et s'assit non sans difficulté à côtés d'eux. Sans montrer la moindre surprise comme si elle s'attendait à la trouvait là, Abigail se tourna vers sa grand-mère, lui tendit la photo et alla droit-au-but.
- Qu'est-il arrivé à Joseph ?
Rose la regarda d'abord sans rien dire, elle observa ses yeux gris virant vers le vert, ses pommettes hautes et ses joues un peu creusés, elle regarda le visage d'une gamine de treize ans qui donnait l'impression d'en avoir cinq de plus. Puis elle observa Nathan, Nathan et ses yeux sombres, Nathan qui semblait sur le point de lui crier quelque chose, quelque chose qu'elle savait déjà, qu'elle avait appris à entendre quand bien même il ne disait rien.
- La dernière fois que je l'ai vu c'était le 10 avril 1943 près du lac et il pleuvait. Je portais la robe verte qu'il y a dans ce coffre, dit-elle en le montrant d'un geste large de la main, je ne sais plus ce que l'on s'est dit mais nous nous sommes embrassé et murmuré des promesses que n'avons pas pu tenir.
Son regard se posa plus loin, près du lac, là où elle avait encore quinze ans.
- Le lendemain, il a été arrêté avec sa famille par la police française parce qu'il était juif. Ils l'ont mis dans un train pour bestiaux qui l'a emmené jusqu'à Auschwitz. Sa mère et son petit frère ont été gazés dès leur arrivé mais son père et lui ont peut-être vécu un peu plus longtemps. Je ne leur souhaite même pas... A quoi bon vivre dans l'horreur quelques semaines de plus pour mourir après ?
De toute façon, il serait devenu un fantôme maigre mon Joseph...Elle darda son regard dur sur sa petite fille qui pleurait en écoutant son récit. Rose se rendit compte qu'elle aussi pleurait à présent, cela faisait tellement longtemps qu'elle ne s'était pas autorisée à penser à ça.
- Je ne lui ai jamais dit que je l'aimais, finit-elle en regardant Nathan.
Quelques secondes passèrent sans que personne ne dise rien.
- Oh mamie Rose... Abigail la prit dans ses bras et elles pleurerent ensemble l'une dans les bras de l'autre. Ce moment-là que Frank arriva complètement perdu de trouver ses enfants et sa belle-mère en larme devant un coffre.
- Mais...que...
Rose, Nathan et Abigail se regardèrent et éclatèrent de rire devant la mine complètement ahuri de Frank.
- Viens là Frank, nous avons quelque chose à te raconter dit gentiment Rose en tapotant d'une main la place à côté d'elle. Ce jour-là dans le grenier, la pluie, tapant toujours contre les carreaux, les silences devinrent des mots réparant les fissures causées par les non-dits.
En voyant son père découvrir cette histoire Nathan se dit que en rentrant il lui dirait que ce n'est pas une fille qu'il lui présentera mais un garçon aux cheveux de feu, aux yeux aussi bleu qu'un océan infini et aux gestes doux. Il lui dira que c'était lui qui le faisait perdre tous ses moyens et qui faisait chavirer son cœur. Il lui dira qu'il fallait qu'il lui dise « je t'aime » parce qu'il pourrait à tout moment partir dans un train et ne jamais revenir. Nathan lui dirait ce qu'il lui hurlait en silence depuis des mois.
En voyant son frère et son père calme, seulement là, assis à écouter cette femme extraordinaire qu'était leur grand-mère, Abigail se dit que en rentrant elle leur dirait qu'elle ne va pas bien, que la seule chose qu'elle pouvait contrôler c'était la nourriture et qu'elle avait finit par beaucoup trop contrôler ce qu'elle mangeait ou plutôt ce qu'elle ne mangeait plus. Elle leur dirait ces appels à l'aide que son corps lançait depuis des mois.
En voyant ses enfants dont il ne savait plus rien, Frank se dit que en rentrant chez lui il leur dirait qu'il les aime et qu'il était désolé de s'être renfermé depuis la mort de sa femme. Il leur dira ça puis il les écoutera combler leurs silences, ces silences qui étaient devenu beaucoup trop bruyant.
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Tous nos silences
Short StoryUn après midi de juillet où il pleut, un grenier, un coffre et dedans tous les mots qui auraient dû combler ces silences. Dans le grenier où ils ont passé leur enfance, Nathan et Abigail trouvent un coffre avec des photos et une lettre. Une lettre...