D'aussi loin que je puisse me souvenir, mon âme-soeur n'avait jamais eu une vie tranquille.
Et à ses débuts, elle ne fut pas heureuse.
Même si je ne pouvais encore les déchiffrer, je savais que les mots inscrits sur le ventre vulnérable de mon poignet n'étaient pas joyeux au vu des regards obliques et transpirant de tristesse de mes parents sur ma peau. Quand j'appris à lire, à comprendre les phrases du journal et de mes romans, mes yeux, à leur tour, piquaient de peine, surmontés d'un éternel froncement de sourcils soucieux.
Leur teinte ne changea jamais, les mots restant d'un bleu foncé glacial qui me faisait toujours déguerpir vers les bras chaleureux, réconfortants et aimants de mes parents.
Sauf deux fois.
Les mots changèrent de sens et de couleur. D'un noir charbon, d'un noir abyssal qui avalait lumière et amour, ça disait : "Elle est morte."
Quelques années plus tard, les lettres se remirent en place dans leur bleu froid et sombre. "Il me déteste. Ils me frappent."
Alors que la vie de mon âme-soeur était rythmée par la souffrance, la mienne dansait autour des battements de coeur de la culpabilité. Les tambours qui oppressaient ma poitrine journalièrement battirent leur plein lorsque je vis un jour sur mon bras qu'il était parti de chez lui, qu'il était seul, qu'il avait faim, qu'il avait froid. Ma mère avait claqué la porte de ma chambre si fort à l'entente de mon cri qu'un petit trou s'était fait dans le mur. J'eus l'impression que mes pleurs ne se tariraient jamais. Je crois que mes parents le pensaient également. Les joues barbouillées de sanglots, j'avais supplié ma famille de retrouver le garçon sans maison relié à mon bras. Il fallait qu'on l'aide. Il fallait que je l'aide. Il était mon âme-soeur. Le deuxième coeur dans mon poitrine. L'âme liée, destinée à la mienne. La vie écrite sur mon poignet.
Mais je n'avais que douze ans. Et malgré la bonne volonté de mes parents, on n'arrivait pas à trouver quelqu'un dans l'univers en un claquement de doigts. Surtout nous, gens ordinaires.
Alors, je me mordis la langue jusqu'au sang, je cachais mes larmes dans mon oreiller. " Tu ne peux pas prendre toute la misère du monde, ma chérie." C'est vrai. Mais c'était mon devoir de prendre celle de mon âme-soeur.
Mes larmes étaient ses larmes, son sourire le mien. J'étais le miroir de sa peur et de sa colère. A quoi servait une âme-soeur si ce n'était pas pour partager ce qui était trop lourd pour notre poitrine et nos épaules ?
Finalement, ce fut le temps qui prit la décision de me relever alors que mon âme-soeur était à terre. Mes yeux s'asséchèrent peu à peu. La brûlure de douleur, de tristesse et d'impuissance ne devint plus qu'un élancement omniprésent. Je disais ne pas vouloir abandonner mon âme-soeur mais mon être racontait le contraire. La cerise moisie sur le gâteau recouverte de mouche était que ce fut le garçon de l'autre coté des mots colorés qui m'aida à lâcher prise. Ce même garçon qui avait tant besoin d'aide et d'amour m'aida à ignorer sa peine.
Les mots étaient métamorphosés en espoir.
"J'ai rencontré mon père"
"Nous avons ouvert le restaurant"
"J'ai rencontré ma nouvelle famille"
D'un bleu abyssal, les phrases changeantes tirèrent vers le jaune pâle, presque transparent, devenant peu à peu plus fort, plus brillant, plus heureux.
Le soulagement que mon âme-soeur allait bien, était même heureux après cet éternel bleu m'avait fait gonfler la poitrine au point d'étouffer.
Je trainais à la suite de chacun de mes pas la culpabilité mais au moins, je respirais plus facilement. Mon quotidien était gris, taché de ressentiment de n'avoir jamais pu porter secours à mon âme-soeur mais au moins, le sien était jaune.