Chapitre 4 : Départ de flammes

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"Non, vraiment, je suis pas sûr que..." Krit regarde avec un mélange de gêne et de suspicion les tenues que lui ont apportées Merv et Copper, étalées sur le lit de Ghost.
"Je sais que c'est pas ton truc," soupire le secrétaire de la Guilde, assis sur le rebord du lit, les jambes croisées, "mais crois moi, vieux, de nos jours, vaut mieux pas passer pour un traîne-trottoir."
"Ouaih, mais..." L'adolescent regarde d'un œil paniqué vers son grand frère. Assis à califourchon sur une chaise devant son bureau, Ghost soupire. Il sait que se vêtir a toujours été un dilemme pour son cadet. Mais comme dit Merv, ces derniers temps ils n'ont pas le choix. Et les vêtements trop larges de Krit sont un signe de pauvreté qu'ils ne peuvent pas se permettre d'afficher.

"Ils ont raison," lâche-t-il à contrecœur, devant le visage défait de son frère. "C'est de notre faute, petit corbeau. Mais en attendant que la Garde se calme, c'est soit tu fais en sorte de passer pour un gosse de riche, soit plus de sorties seul en ville jusqu'à nouvel ordre."
"Mais Ghost !" Krit laisse retomber ses bras le long de son corps, d'un air désespéré. "Je... Je peux pas porter ça..." Il jette un regard hésitant aux trois autres, qui le fixent avec tristesse. "Ça va se voir..." Lâche l'adolescent dans un murmure, en baissant la tête.

Les trois voleurs se regardent, en silence, face à Krit qui serre ses bras contre son corps, sa silhouette frêle recroquevillée pour cacher son chagrin.
Ghost se mord la lèvre. Il n'a jamais aimé voir son frère dans cet état, et ne peut pas supporter son chagrin. Il se lève pour prendre son cadet dans ses bras, qui commence à pleurer sans bruit contre lui. Et se met à le bercer doucement.
"C'est quoi le souci?" demande le secrétaire de la Guilde, un peu décontenancé par un refus de cet ampleur, prenant dans ses mains les vestes, pantalons et gilets à la taille de l'adolescent, les détaillant avec curiosité.
"Trop près du corps," répond Copper, accoudée contre la paroie séparant la chambre de la salle de bain, et qui jusque-là s'était abstenue de prendre la parole. "Les fringues de qualité sont taillées proches de la silhouette."
Elle secoue la tête, réfléchissant.
"Mais je t'avoue, Ghost," lance-t-elle au voleur, "même en sortant avec nous, Krit ne sera pas totalement en sécurité s'il ne s'habille pas correctement. Notre petit rodéo de la semaine dernière a bien agité ces saloperies de Casaques, il y a des ratonnades partout, Alcestia s'en donne à cœur joie jusque dans Golden Teeth et certains des petits de la Fondation ont manqué de se faire prendre sous prétexte qu'ils ont été confondus avec des gosses d'Oubliés." Elle laisse échapper un sifflement mécontent. "Des gosses d'Oubliés... Crétins. C'est juste une excuse pour récupérer les mômes."

Merv hausse les épaules, et tente un sourire un peu forcé.
"Au moins," dit-il avec un enthousiasme de façade, "notre petite action a bien fonctionné. La Garde n'a pas réussi à foutre notre victoire sur le dos des Oubliés, et toute la ville parle de nous. Et de la grande fessée qu'on a foutue à ces trous du cul."
"Ouaih, enfin..." Ghost essaie de calmer son frère qui s'accroche à lui comme un rat à sa planche dans l'océan déchaîné, "les pauvres l'ont bien payé. Ils ont essayé de le récupérer, leur repas, les gars de la Haute. S'ils avaient pu aller ouvrir le bide des gens de Basse-Terre pour y boire directement leur pinard, ils l'auraient fait."
"Fallait s'y attendre..." Grince Copper entre ses dents métalliques. "Ils pouvaient pas laisser passer ça. Mais j'ai aucun regret, vu ce qu'on en a retiré, et même si j'ai pas encore fini de décrypter les informations que tu nous as rapportées. Et je ne pense pas que ceux qui ont profité de cette bouffe en ont non plus," ajoute-t-elle pour couper court à la protestation de Ghost avant même qu'il ouvre la bouche. "Sinon ce serait pas nos noms qui se passeraient de bouches en bouches à travers la ville pour nous supplier de recommencer!"
"Ouaih, mais ils ont quand même essayé de foutre le blâme sur les Oubliés, hein", rappelle le secrétaire de la Guilde, avec un ricanement. "Comme si c'était dans leurs cordes, un coup pareil."
"C'est pas dans leurs cordes, non," soupire Ghost, sentant son petit frère se calmer contre lui. "C'est bien dans leurs gueules, ça, par contre. Je les ai jamais vu si peu présents qu'à ce festival. Ils se planquent... Et vu ce qu'ils prennent dès qu'ils foutent le nez hors de leur trou, ça m'étonne pas."

Copper commence à faire les cent pas dans la pièce, énervée.
"Et bien qu'ils se planquent, pour ce qu'on en a à foutre." Merv et Ghost se lancent un regard blasé, pendant que la chef de Guilde continue son éternelle rengaine. "Ils laissent leurs gamins traîner dans les rues. Des gosses, de trois... Quatre ans! En habits de traîne-misère! Mais bon sang, qu'est-ce qui ne va pas chez ces gens-là ! C'est à cause d'eux qu'on ne peut plus laisser nos propres gosses sans surveillance ! Et qu'on a été obligé de rhabiller tous les petits de la Fondation avec des nippes de richards pour qu'ils ne se fassent pas confondre avec ces petits culs-de-trottoirs!"

Ghost profite de ce moment pour prendre son frère par les épaules, ses yeux toujours rougis, et amener le visage de l'adolescent à hauteur du sien.
"Copper a raison, tu sais," c'est pour ça que je ne veux pas risquer de te laisser sortir habillé comme tu aimes. Je ne veux pas te perdre, petit corbeau."
"On t'aime tous, tu sais, mon gars," lui envoie Merv, avec chaleur.

Copper vient elle aussi s'agenouiller devant le jeune homme, prenant sa main avec gentillesse.
"Tu es comme moi," explique-t-elle, "t'es pas très grand, et tu fais plus jeune qu'en réalité. Et même si tu es trop vieux pour le Candyman, la Garde ne te demandera pas ton âge avant de te foutre dans une carriole blindée."
"Lui fais pas peur comme ça," gronde Ghost, lui jetant un regard en biais. Il n'a pas envie que son frère souffre de la même peur panique que lui. Ses cauchemars le tiennent éveillé depuis assez longtemps pour qu'il ne souhaite ça à personne, et surtout pas à quelqu'un qu'il aime.
"Tu peux pas lui cacher la vérité," intervient Merv, qui s'est mis debout devant Ghost, ses mains sur les épaules de l'adolescent. "Je sais que tu veux le protéger mais tu l'as déjà récupéré avant qu'il aille là bas, c'est pas pour l'y renvoyer à cause de problèmes de fringues. Franchement, vieux...", il s'adresse directement à Krit, "Tu veux pas aller au Matin Pourpre, tu veux pas voir le Candyman. Ghost t'a pas sauvé la couenne pour ça. Alors ouaih, je sais... T'es pas à l'aise, et tout... Mais, là c'est ta survie, okay ?"
"Si tu passes pour un jeune Monsieur," explique encore Copper, serrant la main du jeune homme, "aucun risque que la Garde ou Alcestia t'emmènent. Tu pourras aller dehors sans risque. Je sais que les spectacles des Ménestrels sont importants pour toi, tu pourras y assister sans être inquiété."
"Et nous on sera plus tranquille comme ça, d'accord petit corbeau" termine son grand frère, en ébouriffant sa tignasse.

Ces mots semblent faire réfléchir l'adolescent, qui serre les dents, et hoche la tête.
"D'accord," concède-t-il finalement.
Ghost soupire de soulagement.
"Est-ce qu'il y a quelque chose qui pourrait te rendre ça plus facile ?" demande le voleur gentiment. "Pour t'habiller, je veux dire."
Krit ouvre la bouche, semble chercher ses mots, puis fixe son regard sur Copper, se mordant la lèvre.
"Je veux bien un coup de main, pour... Enfin... Je sais pas trop bien faire, pour..."
La voleuse, qui semble avoir compris, se lève en hochant la tête, va chercher quelques vêtements sur le lit, choisissant un ensemble suffisamment élégant à son goût, et pousse l'adolescent dans sa chambre, avant d'en tirer le rideau.
"Je reviens," annonce-t-elle aux autres. "Pas de bêtises."
"Jamais !" se défend Merv, s'étalant de tout son long sur le lit se son ami.

Ghost, debout au milieu de la pièce, laisse échapper un long soupir avant de passer une main dans ses cheveux. À mi-chemin entre le soulagement et une profonde fatigue.
"C'est ça être père de famille," ironise Merv, regardant avec satisfaction le soleil couchant se perdre dans les reflets irisés des mobiles de verres suspendus au plafond.
"Père de famille, tu parles," lâche Ghost, retournant s'effondrer sur sa chaise. La situation de Krit s'est améliorée ces derniers temps grâce aux seringues qu'il ramène de la pharmacie, mais l'adolescence n'est pas une période facile pour lui. Sa petite taille et sa silhouette gracile ne facilitant pas les choses.
"Tu t'occupes bien de lui, tu sais," le rassure le secrétaire de la Guilde, jouant machinalement avec son collier d'argent, tournant la tête vers son ami. "T'as pas à t'en faire."
"Mmh," lâche Ghost, posant sa tête sur ses bras croisés, refusant d'élaborer.
"Nan mais, ce que je veux dire," continue Merv, incapable de la fermer plus d'une seconde, surtout quand il le faudrait, "c'est que c'est déjà pas facile de se charger d'un môme de quatorze ans, encore moins quand on en a tout juste vingt-et- un. Et en plus, tu fais face à des problématiques que tous les parents n'ont pas à se gauffrer, alors... Tout compte fait... T'es pas un si mauvais tuteur pour cette mauvaise graine."

Ghost lève vers lui un sourcil intrigué.
Merv lui envoie un sourire rassurant, et le voleur est toujours intrigué quand, sous ses dehors d'insupportable pitre, son ami fait preuve d'une telle clairvoyance. Il est plus gentil qu'il ne le laisse croire, et plus sensible qu'il ne le comprend lui-même. Une des raisons pour lesquelles Ghost chérit leur relation.
"T'as l'air d'en connaître un rayon, dis-moi," concède le voleur, avec un demi-sourire. "T'es sûr que tu nous caches pas un môme dans un placard ?"
"Trois cent, dans l'Institut, comme toi," s'amuse Merv, s'asseyant en tailleur sur le lit du voleur, ses chaussures dégueulassant la couverture avec ses semelles crottées. "Mais aucun qui vienne de moi. Ou alors, bien bourré, j'ai confondu un mec avec sa voisine. Et je me souviens pas m'être autant défracté la gueule."
Ghost étouffe un reniflement de rire.
"Quoi, t'es jaloux ?" lui demande son ami, penchant la tête d'un air aguicheur.
Le voleur s'abstient de répondre, se contentant de rouler des yeux, alors que Copper et Krit sortent de la chambre.

"T'es beau, petit corbeau !" Ghost se lève pour aller admirer son frère, qui, rouge comme une tomate, est à présent vêtu d'un bel ensemble de chemise et sur-chemise, cette dernière fermée par une pansière et un élégant pantalon serré sur lesquelles ont été enfilées des guêtres de cuir de belle facture.
"C'est grâce à Copper," admet Krit, les joues toujours roses. La voleuse lui fait un clin d'œil et lui tape sur l'épaule.
"Tu vas pouvoir aller draguer toutes les petites bichettes du quartier !" s'exclame Merv, en réajustant la surchemise du jeune homme, qui lui lance un regard un peu inquiet.
"Laisse mon frère loin de tes histoires de cul," intervient Ghost, saisissant son ami par le col pour le tirer vers la porte de son appartement. "C'est un gosse !"
"Tu veux que je te rappelle ce qu'on faisait quand on avait son âge ?" roucoule le secrétaire de la Guilde, tentant de se pendre à son cou alors que Ghost le lâche d'un air las, et entreprend de mettre ses chaussures.
"Pitié non, je suis trop jeune pour entendre ça," supplie Krit, que Copper approuve en flanquant Merv hors de l'appartement sans ménagement.
"Hors de là, la racaille," assène-t-elle, d'une voix forte. "Ce soir, pour une fois, on s'amuse. Et j'en profiterais mieux sans que tu nous étales tes exploits au visage !"

Une fois sorti dans les allées bondées de Shiny Street, le soleil timide d'Aubaire baissant rapidement derrière les nuages blancs, les réverbères cliquetant les uns après les autres sous les flammes qui s'allument et les lampions balançant au bout de leurs filins d'acier, et une fois que Ghost a fait répéter ses consignes de sécurité à Krit, après que ce dernier ait disparu dans les rues, les trois compères se retrouvent tous les trois, bras-dessus bras-dessous, direction les pubs de la ville.
Les célébrations de BloomFall arrivent à leur terme, demain se tiendra le gala de fermeture du festival, et les voleurs n'ont pas chômé, loin de là. Copper s'est occupé de mettre les enfants de la Fondation en sécurité, ils ont offert une partie de leur cassette personnelle en dédommagement de certains dégâts occasionnés par la garde dans les quartiers de Basse-Terre suite à leur coup à High-City, et surtout, ils ont travaillé. Beaucoup.
Nombre de ceux de la Haute sont rentrés chez eux délestés de leurs bourses et autres objets précieux ces derniers soirs. Nombre de voleurs ont ricané grassement en apportant leurs butins devant les précieux livres de compte de Merv.

Mais, Copper l'a ordonné, ce soir, c'est relâche. Avant le gala de demain, ils ont le droit de se détendre. Et les trois amis veulent profiter de ce moment pour se retrouver.
Loin des soucis, dans l'euphorie des festivités d'une ville fatiguée et groggy par plus d'une semaine de libations, ils ont pour ambition d'aller écumer le maximum de leurs pubs de prédilection.
En commençant par tout Shiny Street, avant de descendre à l'Entre-Deux-Terres et de finir comme de belles épaves, sans cerveaux, sans soucis, mais un solide verre de liqueur à la main. Un programme parfait, leur plan habituel.
Leurs soirées ne sont pas extrêmement variées, mais Ghost n'en a cure. Pour lui, vivre pour une fois l'instant présent, habiter un peu à l'intérieur de son corps, se défaire de son esprit constamment en train de penser et planifier ses prochaines missions, prime sur l'ennui d'une routine bien rodée. Ne plus penser à rien l'espace de quelques heures. Une bénédiction.

Quand ils s'échouent dans leur premier pub, non affilié à la Guilde mais dont les serveurs connaissent tout de même les voleurs comme de grands habitués, et qu'ils s'attaquent à leur première bière, à accoudés au comptoir, Merv s'assoit à côté de Ghost et le colle, tandis qu'un jeune coq vient conter fleurette à Copper.
Quand elle sort avec eux, la jeune fille en plus de se grimer pour passer inaperçue pour que personne ne reconnaisse la gérante de la Fondation, ferme son col. Dissimulant son tatouage, signe extérieur de richesse trop ostentatoire pour cette partie de la ville. Mais son charme ravageur, son don pour s'habiller des tenues les plus attrayantes, ne tardent jamais à faire effet, et elle ne manque pas de prétendants. Celui-là, à en juger par le regard ennuyé de la voleuse, n'ira pas bien loin.

"Il fait quoi Krit ce soir ?" demande le secrétaire de la Guilde, le nez dans une bière mousseuse et odorante.
"Comme tous les soirs," répond Ghost, occupé de son propre breuvage. "Il va voir les Ménestrels. Il m'a donné le programme des solistes, mais à part Muse, je n'ai pas retenu les noms."
"Nightingale ?" demande encore son ami, le regardant en coin, surveillant ses réactions.
Ghost sait que son attitude de la dernière semaine et notamment son nouveau rituel nocturne n'est pas passé inaperçu. Veillant à ne rien laisser paraître, il reprend une gorgée de bière fraîche.
"Comme tous les soirs," répond-t-il d'un ton sans émotions.
Ce serait plus simple, sans doute, s'il pouvait s'ouvrir à ses proches du lien qui le lie unilatéralement au très fameux barde dont la réputation n'a fait que grandir avec les fêtes, mais... Il n'en a pas envie. C'est beaucoup trop personnel. Beaucoup trop précieux à ses yeux.
Il ne veut partager avec personne cette partie beaucoup trop vulnérable de son être.
Pas qu'il y ait grand chose à partager, de toutes manières...

"En tout cas," continue Merv, d'un ton beaucoup plus enjoué, "je vais pouvoir profiter de passer du temps avec toi, chéri." Il passe son bras autour des épaules de Ghost, qui pour une fois, le laisse faire. L'alcool lui engourdit assez les sens pour qu'il se détende un peu.
"T'avais pas un mec ?" demande-t-il au secrétaire de la Guilde, en commandant une autre pinte.
"Par pitié !" Intervient Copper, à côté de lui, qui semble s'être débarrassée de son envahissant prétendant, "ne le lance pas là-dessus. Tu vis pas avec lui, moi oui. Et j'ai entendu parler tous les soirs de cette chienne de semaine de ses dramatiques aventures amoureuses. Pitié pour moi, pas ce soir."
"Aucune surprise, donc" commente Ghost, sans égard pour son ami qui lui renvoie des yeux faussement larmoyants. "T'es incapable de garder une flamme plus de quelques semaines."
"Je suis trop intense pour eux," plaide Merv, le nez dans sa bière. Ghost, tout de même compatissant, lui tapote l'épaule d'une manière qu'il espère réconfortante.
"Pas assez disponible et beaucoup trop chiant, ouaih," assène Copper, vidant sa dernière bière.
"Ouah, qu'est-ce que je me prends ce soir, alors que je viens soigner mon cœur blessé auprès de mes plus chers amis," pleurniche le secrétaire de la Guilde, avant de leur offrir un grand sourire soudain qui les fait un peu pouffer. "De toute façon, ça n'a aucune importance. On est là tous les trois, c'est ce qui compte. On bouge ?"

Il faut toujours beaucoup d'alcool à Ghost pour arriver à se détendre.
Beaucoup d'alcool, de fête, et de musique, beaucoup de stimulations et de lâcher prise pour que l'ivresse mélangée à l'adrénaline ne pénètre son cerveau et le fasse passer des soirées dont il ne garde pas tous les souvenirs mais qui lui laissent un sentiment cotonneux d'oubli de soi.
Un oubli dans lequel il aimerait parfois se perdre complètement, ressortir neuf de ses libations, lavé de ses souvenirs par ce bain de liqueur qui s'infiltre sous sa langue, dans son sang...
Jusque-là, il n'a pas eu cette chance, mais ça ne l'empêche pas de tenter encore et encore... Mieux vaut confier ses espoirs aux serveurs des pubs et à leur habileté diligente à remplir des pintes plutôt qu'à des dieux vides de sens dont les serviteurs zélés agitent le nom comme autant de cravaches pour les faire retomber sur les ouailles dont ils ont la charge...
La Miséricordieuse Tout-Mère, quelle bonne blague....

Au bout du second pub, il se laisse traîner en chantant dans les rues par Copper, Merv faisant des claquettes sur les pavés, la foule trop perdue dans sa propre frénésie pour les remarquer.
Après le troisième pub, le secrétaire de la Guilde passe un bras autour de sa taille et l'entraîne à danser au milieu de la salle. Une sensation étourdissante dont il peut enfin profiter. Le corps de son ami contre le sien se faisant présence agréable, et la musique battant à ses oreilles, les lourds tambours des pubs, les violons crissants, engourdissant ses pensées. Il s'oublie.
Pas de responsabilités, pas de souvenirs et pas d'autre avenir que le prochain verre. Exactement ce dont il a besoin.

Quand ils entrent tous les trois dans le quatrième pub, au sud de Shiny Streets, la nuit est bien avancée. Ils sont tous les trois ronds comme des queues de pelles, faits comme des petits sablés de la veille. Ils rejoignent quelques voleurs ayant suivi un trajet similaire. Des Maîtres Voleurs et leurs apprentis, à peine plus vieux que Krit, probablement trop jeunes pour rouler sous la table avec si peu de dignité, mais... C'est BloomFall. Et c'est Hillmoore... C'est comme ça que les choses se passent ici. Les lendemains sont incertains, alors qu'une bonne pinte... Voilà une certitude rassurante.
Copper, qui garde quand même un peu la tête sur les épaules, et ne rate jamais une occasion de faire de l'argent, décide de se lancer dans un championnat de bras de fer avec les autres soudards du bar. Ces idiots, la voyant si petite et si frêle, décident de se prendre au jeu alors que les voleurs de la Guilde, Ghost compris, sifflent d'encouragement pour leur Chef.
Le secrétaire de la Guilde, définitivement accroché au cou de son ami, lui sort quelques blagues grasses sur la manière dont les pauvres types vont se faire dessouder. Ghost ricane, le nez dans les cheveux de son complice. Il se sent bien, en sécurité, et la manière dont Merv lui sourit lui va droit au cœur. Lui donnant un sentiment de familiarité, de foyer, qui lui est d'habitude si étranger qu'il peine parfois à le reconnaître.

Evidemment, Copper gagne la première tournée de bras de fer, à la surprise des clients, et sous les ovations générales des voleurs.
Merv, qui ne rate pas une occasion de s'amuser, propose à la foule de prendre leur revanche.
"Mes chers amis," dit-il, en singeant un salut devant la foule d'ivrognes qu'ils forment tous à cette heure, "je vous propose d'essayer de récupérer vos piécettes perdues."
"Ah on retourne pas l'affronter, on a compris !" lui lance un grand gaillard au bar, tandis que Copper lui fait un salut moqueur de la main avant d'embrasser cérémonieusement ses biceps. Ghost se mord la langue pour ne pas éclater de rire.
"Je remet en jeu la même mise !" Continue Merv. "Mon ami," il montre Ghost, qui lève un sourcil devant cette effronterie, "et moi-même seront vos nouveaux adversaires."

Mais le voleur, qui s'est quand même bien laissé distraire, vérifie la montre qu'il porte à son gilet. Et il ouvre grand les yeux. Il est tard. Pas loin de minuit. Il va rater son programme nocturne s'il ne part pas maintenant.
"Non, pas moi," déclare-t-il posément, se remettant sur ses jambes, constatant avec déplaisir le roulis sous ses pieds. Il s'est vraiment laissé emporter par l'euphorie de la soirée. "Je dois y aller."
"Oh... Non, allez, Ghost !" Merv parle à la cantonade sous les yeux curieux de leur petit public. Et même la tête embuée par l'alcool, se retrouver sous le feu des projecteurs de manière si évidente donne au voleur l'envie de s'en aller encore plus vite. "Tu ne peux pas laisser tous ces damoiseaux et damoiselles se vautrer dans leur échec !"
Ghost renifle. "Continuez sans moi," indique-t-il, du plus calmement qu'il puisse, surmontant sa répugnance de parler en public. "Je vous rejoins à l'Entre-Deux-Terres."
Merv fronce les sourcils, et une sorte de silence tombe sur la salle.
Coupé par Copper, qui offre une distraction bienvenue, en se levant de son tabouret, et en redressant ses manches.
"Pas de panique ! Pour ceux qui veulent un deuxième round, je double la mise. Allez, les gaillards, qui osera se frotter à une pauvre travailleuse fatiguée ? "
Sous les sifflements des gens dans le bar, et des voleurs, la fête reprend de plus belle.

Merv, pendant ce temps, a rejoint Ghost a la porte de l'établissement.
"Tu crains," l'informe son ami, visiblement peiné. "Tu vas filer au train de ce putain de Ménestrel ?"
Ghost, remettant son gilet avec soin, s'abstient de répondre.
"Je t'ai vu l'autre soir, partir après lui à la fin d'un de ses concerts," commente Merv, fronçant les sourcils, posant une main sur l'épaule de Ghost. À qui ce contact semble tout de suite plus invasif que quelques minutes auparavant. "Tu le files toutes les nuits, c'est ça ?"
Ghost se dégage doucement de sa poigne.
"J'ai à faire," énonce-t-il, d'une voix qu'il veut garder basse. "Je vous rejoins tout à l'heure."
"Il a quoi de spécial, ce type ?" demande le secrétaire de la Guilde, plissant les yeux pour le scruter. "T'es pas le genre à traîner au cul du premier beau gosse que tu croises, alors quoi ? Il te doit du pognon ? Tu t'inquiètes pour Krit ?"

Ghost soupire.
Merv dit vrai. Depuis le second soir du festival, toutes les nuits, Ghost rejoint l'endroit où Nightingale donne son spectacle, et, sans bruit, de toits en toits, le raccompagne chez lui.
Une fois, le Ménestrel a traîné plus longtemps que d'habitude, en compagnie de Muse et de Luke, le chef de sa Guilde, mais sinon, le barde est réglé comme une horloge, et passe tous les soirs à la même heure par les mêmes ruelles pour rentrer dans sa masure sans bruit après ses succès sur les différentes places de la ville.

Ghost ne sait pas ce qui le pousse à coller au train de Nightingale. Mais dès que les ratonnades des Casaques ont commencé dans la ville, il a eu peur que l'homme en soit victime, d'une manière ou d'une autre. L'image de ce visage en sang hantant son passé...
Sa peur de voir ce tableau se reproduire le tire en avant, l'envahit.

La Ballade du Pont des Anges ( MxM) - Tome 1 - NightingaleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant