Chapitre 6 : Par les tunnels oubliés.

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(j'ai commencé à publier cette histoire dans une version avec des chapitres découpés en parties plus courtes pour ceux qui lisent sur mobile, mais je continuerai les updates ici pour ceux qui veulent continuer à lire, au moins jusqu'à avoir rejoint les deux storylines) 


Les tunnels dispersés sous toute la surface d'Hillmoore sont aussi vieux que les fondations des premiers bâtiments de pierre de la ville. Aussi anciens que les premiers temples, plus encore que le l'Ancien Royaume.
Ils n'ont jamais cessé de s'étendre, creusant leur présence dans la pierre du sol, de galeries en cavités, de creux en recoins façonnés par d'antiques mains, d'antiques artisans de la roche. Depuis les premières maisons de chaumes bâties il y a de cela bien des siècles sur l'île de Demi-Terre, creusées alors de larges caves destinées à protéger les habitants du froid glacial des hivers d'antan.
De caves en caves, la ville s'est dotée d'un réseau souterrain, richement aménagé. Dont les périodes de construction peuvent être facilement datées par l'œil un peu avisé d'un historien du dimanche.
Les simples tunnels carrés remontant presque à la préhistoire de Sulver. Les nobles constructions minutieusement tissées d'arches et de contreforts de calcaire amenant certains tronçons à l'époque des cathédrales, de l'Ancien Royaume, de l'aménagement des Vieux Faubourgs... Trois siècles auparavant.
Durant le temps de la Grande Peste. Et du silence de ceux qu'on appelle désormais les Oubliés.
Les seuls dorénavant à emprunter ces passages dont l'existence n'est qu'un vague souvenir pour les Citadins tout entiers tournés vers les flèches de High City.

On accède à ce fourmillant réseau par des entrées dissimulées. Dans des caches secrètes, derrière de faux murs, par des dalles descellées... Tous ces points d'accès, une centaine à travers la ville, demeurant invisibles à qui ne sait pas où chercher.
Mais pour le visiteur possédant le savoir rare de ces crevasses occultées aux regards des badauds, s'ouvre une nouvelle ville.
Une ville sous la ville, une cité tout autre, reflet enfoui de sa jumelle de la surface, qui se déploie dans les vestiges de tunnels et de salles communicantes. Habilement éclairée en journée par les éclats du soleil reflétés grâce à des puits de soleil et des jeux de miroir.

Nightingale, les deux enfants sur les talons, connait bien les avenues enterrées de Haetharei, le nom ancien d'Hillmoore, le "vrai" nom de la ville. Il l'a parcouru toute son enfance, a grandi dans ces tunnels autant qu'il a couru pieds nus sur les pavés de la surface. Et c'est avec aisance qu'il se repère dans les profonds boyaux de ces serpentins de ville, très souvent vides de passage, menant vers sa destination. Sans même avoir besoin de jeter un regard aux indications peintes en blanc à chaque croisement, sur les hauts liteaux de ces portes de calcaire, sur lesquelles s'effritent inexorablement animaux et divinités d'autrefois. Ces symboles, vieux glyphes, écrits en blanc sur de la pierre blanche, qui pourraient sembler étranges à l'œil profane.
Mais cette peinture particulière, faite de coquillages écrasés et d'un fixateur naturel de cartilages broyés, réfléchit n'importe quelle lumière. Et les conduites de gaz de la ville, détournées depuis des générations, fournissent un éclairage plus que suffisant à la cité souterraine, même longtemps après le coucher du soleil.
Jamais Haetharei ne connaît l'obscurité. Nul ici ne marche avec au ventre, la peur des ténèbres.

Peu d'âmes parcourent les galeries les plus éloignées de la Cour Enfouie, dont le centre se situe presque sous la grand place d'Estel. Pile dans le centre géographique d'Hillmoore.
Mais dès qu'on s'en rapproche, on tombe sur des salles entières habitées par des familles. Souvent des petits groupes de parents avec un ou deux enfants. Des caches, comme on les appelle ici. Grandes comme la surface d'une maison Citadine. Séparées en plusieurs pièces par des parois coulissantes de bois et de tissus, confectionnées patiemment par les artisans de la ville.
Les passants que l'on croise, panier sur la hanche, feuilles en mains, outils à la ceinture, vacant à une quelconque activité, ne manquent pas de saluer Nightingale qui leur renvoie leurs bonjours avec gentillesse, mais sans trop s'attarder. Tiré par les enfants qui caracolent devant lui.

Quand ils arrivent près du quartier des artisans, le Ménestrel sourit devant le bruit familier des ateliers. Tout n'est que récupération, reconditionnement, et réassignation d'objets récupérés dans les décharges à la surface ou lors d'échanges marchands avec ceux d'entre eux qui effectuent leurs voyages vers d'autres villes. Là où d'autres réseaux souterrains, et d'autres cités cachées les attendent.
Leur peuple s'étend à travers tout le pays, certains décidant même de s'établir à la campagne. Mais ceux qui choisissent de quitter leurs précieuses villes sont rares. Et souvent abandonnés par les leurs.
Un Dellmer reste près des vestiges de sa mémoire de pierre. Il y vivra, il y dédiera sa vie, et il y mourra, comme tous les siens. Dans un cycle immuable, de silence, et de rejet des hautes tours de métal défigurant High City...
Fondu dans le calcaire d'Hillmoore, d'Haetharei. Fantôme vivant hantant des murs qui sans lui seraient depuis longtemps tombés en poussière...
Et la poussière gagne du terrain... Les territoires de la cité ancienne se rétrécissent. Memory Lane témoigne de l'abandon de ses murs par leur peuple trop peu nombreux pour entretenir ce quartier, L'Œil dont le poids a écroulé de nombreux tunnels... Le passé s'arrête à la frontière de la technologie des Citadins... Dans ce combat perdu d'avance, Haetharei a déjà des accents de souvenirs, montrant malgré les âmes qui la peuplent, les stigmates inexorables de l'oubli.

Le Ménestrel, continuant sa route, jette un œil à l'atelier de tatouage, où l'apprentie de Trisha, armée d'un long stylet, et sous le feu de nombre de lumières à gaz, tatoue patiemment le dos d'une jeune femme assise à califourchon sur une chaise.
L'atelier de tatouage, plus encore que la lingerie, sent toujours le frais et le propre. Nightingale est longtemps allé y traîner dans sa jeunesse, pour le plaisir de rester en compagnie des tatoueurs, et de leurs nombreuses histoires de voyageurs.
Vient ensuite l'odeur de bois chaud de la menuiserie, puis les clac-clac-clac lancinants des machines à coudre chargées d'habiller leur peuple.

Dans la Grande Salle, le centre de la Cour Enfouie, les petits s'égayent à peine arrivés. Et le Ménestrel a à peine le temps de leur ordonner de retourner immédiatement à l'école qu'ils ont déjà disparu entre les nombreux étals des troqueurs ouverts tous les jours tout autour de l'immense atrium central.
C'est là un des plus gros vestiges du temps jadis. Une équipe entière est dédiée à sa rénovation et son entretien, à temps plein. Grand comme plusieurs ventres de cathédrales, aussi large, aussi haut, son plafond d'arches se rejoint en un fantastique ensemble de clefs de voûtes.
Sur le grand mur du fond se trouve, face à la grande place, le trône des Rois, là où se tiennent les grandes assemblées, là où GreyCoat a tenu de nombreux discours au temps de son règne.
Et de chaque côté du trône, le pourtour de l'atrium est percé de caches et de maisons, accueillant des petites baraques de pierres et de tuiles, assez pour former un vrai quartier, une petite ville dans la ville.
Là, habitent les vieilles familles, les notables, et le cœur vivant de leur société.
Là, dans sa maison creusée dans la pierre non loin du phénoménal escalier surplombé du trône de pierre de leur souverain, habite Mama Wander.
Leur Skynninge, la Reine de la cour enfouie.

C'est là que se rend Nightingale, traversant la grande salle, se faisant saluer par tout un chacun. S'il ne se souvient pas de tous les noms, il reconnaît au moins les visages, et rend chaque mot gentil, chaque tape sur l'épaule, chaque main serrée.
Le sentiment de familiarité qui le saisit à chaque fois qu'il revient ici s'est dernièrement teinté d'un vague à l'âme qu'il ne saurait ni décrire, ni mettre en chansons. Un sentiment puissant de nostalgie.
Le Ménestrel est pourtant de retour... Mais cela ne semble pas suffisant pour lui apporter une vraie sensation de confort.
Cette fissure avec son enfance, craquelée jusqu'à la surface de son âme, plonge loin dans les racines de sa mémoire... Mais pas assez pour empêcher un sursaut de joie de l'étreindre à la vision de la maison de Wander.

Il pousse la porte de bois de la cache, toquant à peine, pour pénétrer dans la demeure familiale. Un peu plus grande que de nombreuses caches, un peu mieux aménagée.
Les murs et le sol sont recouverts, comme il l'est l'usage, de nombre de draperies et de tapis, afin de camoufler la banalité des murs, et d'isoler des courants d'air d'hiver.
Les meubles, trafiqués de débris de bois jetés par les Citadins, dégagent une impression de majesté sereine. Leur peuple continuant de garder, dans leurs vêture comme dans leur style de vie, les coupes, constructions, et habitudes de l'ancien temps. Coupant, taillant, dans ce que les Citadins ne veulent plus pour reconstruire leurs traditions à partir des patchworks délaissés d'une société nouvelle qui les ignore.
Étrange cycle de codépendance et de coexistence. Qui arrive à son terme.

"Par Tatira, tu es vivant !"
Wander écrivait à son bureau, meuble de marbre et de pierre posé tout au bout d'un salon recouvert de coussins et de tentures, dans un assemblage de couleurs sombres qui jureraient entre elles si leur disparité ne noyait pas totalement leur absence d'harmonie sous un flou de nuances éclectiques.
La femme, qui approche de la soixantaine, porte les rondeurs charnues d'une vie déjà bien étendue sous l'élégance de sa redingote et de son corset, mais son attitude leste démontre de sa vivacité. Ses tatouages, bleuis par le temps, dépassant de son cou et de ses longues manches. Elle se lève de son bureau en faisant voler ses jupons. Le nid d'oiseau de ses cheveux poivre et sel, remontés en un volatile assemblage de chignons aux boucles souples sur le sommet de son crâne, tenues par une épaisse broche dorée.
En quelques pas rapides, elle se précipite sur Nightingale, pour l'enlacer en une étreinte chaleureuse, et soulagée.

"Oh bon sang, Night, mon cœur ne va pas survivre à toutes ces fantaisies, tu sais."
Le Ménestrel la serre contre lui. Profondément navré d'avoir inquiété sa Reine. Mais ne peut pourtant s'empêcher un soupir devant le phrasé coulant et mélodieux de sa langue natale.
"Je ne peux pas me permettre de te perdre toi aussi," continue-t-elle, le regardant à présent, posant ses mains sur les joues de Night. Les pupilles dorées de Wander cherchant la moindre trace d'inconfort sur le visage du barde.
"Je vais bien," rassure-t-il. "Je t'assure que je vais bien."

"C'est pas passé loin, pourtant, d'après ce que disent les petits sur l'état de ta maison."
Une voix venant du fond du salon, soulevant une tenture menant à une autre pièce enfoncée plus loin dans la pierre, se fait entendre.
Grave, et chaude, mélodieuse. Provenant d'un homme grand, relativement fin par rapport au reste des habitants de Haetharei, sa chemise ouverte sous son gilet corseté. Plus décontracté que la plupart des gens de son âge, ses presque trente ans à peine visibles dans son visage lisse, ses yeux verts luisent d'intelligence sous les boucles brunes balayant ses joues.
"Ah, ma maison a eu plus de mal que moi," s'amuse Nightingale, venant à la rencontre de l'homme qui lui offre une accolade fraternelle.
"Ça ne serait pas arrivé si tu étais resté ici," continue le plus jeune, riant un peu, affichant ses toutes petites dents blanches alignées comme des perles sous l'ourlet de ses lèvres roses. "On t'avais bien dit de revenir vivre avec nous, mais ça t'apprendra à t'entêter dans tes idées, tiens !"
Puis, le nouveau venu jette un coup d'œil de haut en bas au Ménestrel, le gratifiant d'une moue amusée.
"Les nippes de richard d'en haut," dit-il d'un ton amusé, "nouvelle mode ? Tu as décidé de forcer ton intégration au pied de biche ?"
Nightingale ne peut s'empêcher de lui lancer un regard complice, habitué à ces petites remarques sans méchanceté.

"Ash !" le tance la Reine, faussement en colère, donnant une petite tape sur le bras de son fils.
"Elle s'est inquiétée toute la journée," explique ce dernier, devant un Nightingale un peu amusé de la douce familiarité de ces interactions. "Mais j'avais beau lui dire que tu ne pouvais pas mourir d'une manière aussi conne, et que tu finirais par réapparaître, elle ne voulait pas me croire."
L'air faussement blasé du Prince ne peut totalement camoufler son soulagement, témoin d'une inquiétude plus grande qu'il voudrait le laisser entendre.
"J'ai survécu à bien pire," tente le Ménestrel, avec un sourire.
"Justement," soupire la Reine, prenant ses mains dans les siennes. "Un jour tu auras épuisé tes réserves de chance, Night. Ne joue pas avec le sort comme ça."

Empêchant le Ménestrel de plaider sa cause, Ash leur coupe la parole.
"Tu as une mine affreuse," dit-il, en posant son bras sur l'épaule de Nightingale. "Tu as mangé quelque chose, au moins ?"
C'est en sentant son estomac gargouiller violemment à la mention de nourriture que Night se rend compte qu'il n'a rien ingurgité depuis la veille, avant son spectacle.
Il n'en faut pas plus pour qu'Ash et sa mère ne le conduisent d'autorité sur une des banquettes du salon, et lui fournissent un pain de miel chaud, sorti du four à pierre de la Reine quelques minutes auparavant.

"On en cuit par dizaines pour Trisha," explique Ash, allongé sur une autre banquette en face de lui. "C'est une des rares choses qu'elle veut bien manger en ce moment."
"Comment se passe sa grossesse ?" demande le Ménestrel, convaincu qu'il n'a jamais rien avalé d'aussi délicieux.
"Elle prend beaucoup de repos," explique le Prince, soucieux. "Là elle s'est endormie. Pour l'instant il n'y a pas de problèmes. Pas vraiment, mais..."
Il tripote nerveusement le bracelet d'argent de son mariage.
Contrairement aux Citadins, chez qui le bracelet donné à son futur conjoint témoigne de la richesse de son partenaire, ceux portés par les Dellmers, dans une pratique bien plus ancienne, sont identiques pour les deux époux. Fabriqués ensemble, dans la même pièce de métal, et donnés non pas lors du mariage, mais pendant les fiançailles.
Le jour de l'échange des vœux, chaque épousé passera au poignet de son conjoint le bracelet porté durant cette période, scellant ainsi l'union de manière définitive.

"Comme d'habitude," continue Wander, assise en face de lui, sur une autre banquette, "On a peur que son bassin soit trop petit. Les Guérisseurs assurent que c'est tout juste mais que bien accompagnée, elle ne devrait pas avoir de problèmes pour la délivrance."
"Tu veux que je demande si je peux avoir accès à un médecin de..." Commence Nightingale.
"Non," le coupe Ash. "Ça, c'est tes histoires à toi. Jamais un Citadin, et encore moins de la Haute, ne foutra la main sur l'un d'entre nous. Tu penses bien faire, mais tu te trompes."
Wander hoche la tête, le regardant manger avec une tendresse toute maternelle. "Il a raison, tu sais. Ils n'y connaissent rien et feraient plus de dégâts que de bien."
Nightingale sait qu'elle dit vrai. Mais il n'aime pas se sentir impuissant. Et Trisha est importante pour lui aussi... Mais si les guérisseurs assurent que tout va bien...

La Ballade du Pont des Anges - Tome 1 - NightingaleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant