Ascendre

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Rien de plus brutal que l'impact froid et ferreux de deux caddies qui s'entrechoquent. Les roulettes grincent et la poignée rouge en plastique me rentre brusquement dans le ventre alors, en souriant, je m'excuse.

— Oups, pardon !

— C'est moi, je vous ai pas vu.

On s'est pas vus, on s'est gênés, on s'éloigne, bref, on n'existe pas vraiment.

Les rayons tournoient autour de moi. J'ai le vertige.

Trop de choix, trop de plastique, trop d'étiquettes agressivement enthousiastes, trop de craintes commerciales camouflées sous des couleurs honteusement criardes choisies par des gens stressés, cloitrés dans une pièce contre leur gré, toute la journée, tous les jours, attendant de trouver la bonne nuance de rouge ou de vert, celle qui saura m'accrocher, m'appâter, m'attirer, celle qui vaudra quelques bouts de papiers et de métal de mon porte-monnaie... moi, je veux juste des haricots verts.

Je prends une boite de conserve, la main tremblante, les yeux fermés. Pourquoi ai-je l'impression de commettre un crime ?

Je ne me sens pas bien du tout, j'ai la nausée. Faut que je sorte !

Mes haricots à la main, je lâche mon caddie vide et me précipite vers la caisse. Je pousse des gens sans le vouloir, je les bouscule sans m'en rendre compte, je les cogne sans m'en apercevoir, comme un fantôme qui voudrait être vu.

Le tapis noir roule et s'avale lui-même. À mes yeux, c'est une bête sans forme et sans fin, esclave d'une pédale que sa maitresse quasi robotisée actionne inlassablement.

Ça fait peur. J'ai peur.

Mon article avance tout seul, sans moi, est-ce encore un témoin de mon inutilité, de mon inexistence ? Si je n'étais pas là, il avancerait quand même.

J'ai froid tout à coup.

La caissière le saisit, le soulève, le tourne, le bipe, puis le pose, les yeux rivés sur un écran affichant une autre réalité. La réalité pour laquelle elle travaille.

— Bonjour.

Est-ce à moi qu'elle s'adresse ou à l'écran ? Puis, comme un coup de poignard, sa demande claque dans l'air et me percute.

— Vous avez la carte fidélité ? Si vous la voulez, je peux vous la faire, ça prend deux minutes.

Je ne comprends plus rien. Qui veut me prendre des minutes ? Et pourquoi ? Pour qu'une carte manifeste ma fidélité à un bâtiment dont je ne sais rien ? Pour qu'un bout de papier atteste de mon affection particulière et de ma loyauté infinie envers une marque inventée par des inconnus qui, si je venais à mourir dans la seconde, ne s'en soucieraient pas le moins du monde ?

Soudain, le mot FIDÉLITÉ s'enfuit. Je sens qu'il s'envole, littéralement. Mon Dieu ! D'autres le suivent !

Les mots s'échappent, je le vois de mes yeux ! Suis-je le seul ?

Sans attendre, je les poursuis. Je ne suis rien sans eux ! J'ai tellement besoin d'eux !

Ils fusent vers la sortie et je leur cours après. Dans ma course effrénée, je renverse un stand de babioles, je trébuche et m'écrase lourdement sur le carrelage insipide et froid. Les mots sont en train de me semer, il faut faire vite !

— Nooon ! Attendez-moi, par pitié !

J'ai l'air fou. Les gens s'écartent.

Je me relève et je cours à toute vitesse. Je dérape devant l'entrée. Les mots sont déjà dehors, mais la porte, impérieuse et indifférente, a sa propre volonté. Elle s'ouvre trop lentement, je n'ai pas le temps d'attendre ! Je me faufile péniblement dans l'interstice qu'elle m'offre et, vexée par mon insoumission, elle se bloque.

— LÂCHEZ-MOI ! LÂCHEZ-MOI !

Je m'extirpe tant bien que mal et m'écroule sur le bitume.

Je tourne la tête juste à temps pour apercevoir les mots s'engouffrer dans la forêt au-delà du parking.

Sans perdre un instant, je me lance à leur trousse.

Je glisse entre les monstres métallisés qui m'assènent des coups de rétroviseur au passage, tentant probablement de m'arrêter. Je saute la vieille barrière en rondin de bois en un rien de temps et m'enfonce au milieu des grands pins maritimes.

Les mots sont là. Visiblement, ils m'attendaient.

Ils se mettent alors à danser autour de moi, agitant joyeusement les graminées en rasant le sol, jouant dans les épines des pins, virevoltant dans mes cheveux. Je reconnais certains d'entre eux.

Je les avais oubliés, j'en prends conscience à présent...

Puis, voilà qu'ils s'alignent les uns derrière les autres. Ils forment un ruban lumineux de mots sans aucun sens, qui pourtant semblent en dire plus que le plus vertueux des poèmes.

C'est un texte sacré qui me montre la voie, je le sais, je le sens.

Sans hésiter, je prends la direction que les mots m'indiquent.

À mesure que j'avance, mes pas s'allègent.

Est-ce que je vole ? Suis-je mort ? Ou, au contraire, peut-être que, pour la première fois de ma vie, j'existe ?

Un oiseau se met à chanter et sa mélodie me touche.

Je pleure. Je me sens bien.

Les arbres écartent alors leurs branches pour me laisser voir le tableau du ciel. Les nuages me racontent une histoire, ils dessinent avec une extrême délicatesse le canevas de tous les destins s'entremêlant paisiblement.

Un renard attire mon attention et, alors qu'il s'arrête pour m'observer, je plonge dans ses yeux noisette. Mon regard ne le dérange pas, il se laisse faire. Bientôt ma main caresse sa fourrure douce et touffue.

Je le trouve incroyable et, au vu de son sourire malicieux, je sais qu'il m'apprécie aussi.

Il se retourne et me montre le chemin à suivre pour continuer à avancer. Je m'y rends aussitôt.

Mon pas est de plus en plus lent. Mon cœur est en paix.

La nuit tombe en une fraction de seconde et les étoiles entonnent un refrain ancestral, lumineux et mélancolique. L'harmonie de leurs milliards de voix chantant en chœur fait éclater mon âme en sanglot.

Mes pleurs attirent un animal nouveau.

Une flamme qui brûle sans l'aide de combustible, dotée de dizaines d'yeux et de six paires d'ailes. Sa lumière déchire la nuit et dévoile une immense porte gravée d'inscriptions mystérieuses.

Je pousse la porte et, aussitôt, mes yeux se remplissent de gloire. Devant moi, un chemin pavé d'or mène à une ville rayonnante aux murs de cristal.


Jake Jacobs

Auteur de la série Le Bouclier de David

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