La matinée s'annonce plutôt paisible. C'est mon troisième jour en tant que stagiaire dans cette unité et je dois dire que la pile d'enquêtes en cours n'est pas extraordinaire. Soudain, un brouhaha attire mon attention à l'extérieur de l'enceinte.
— On veut parler au commissaire !
— Appelez le capitaine !
Tout le monde se stoppe, même la secrétaire arrête de pianoter sur son clavier.
— Mais qu'est-ce que c'est que ce bordel ?!
La vulgarité de mon supérieur me rend en général mal à l'aise. Bien entendu, je ne pipe mot.
— Aucune idée, commissaire !
— Garcia !
— Oui monsieur ?
— Une manifestation était prévue aujourd'hui ?
Le gars interpelé ne s'attendait visiblement pas à être consulté. Il fouille dans tous les tiroirs à la recherche d'une quelconque information oubliée. Le commissaire impatient s'adresse maintenant à tous ses subalternes toujours immobiles.
— Quelqu'un peut me dire s'il y avait un foutu évènement programmé aujourd'hui ?
Des réponses négatives fusent de toute part.
— Pas du tout.
— Non, commissaire.
— Non, seulement hier.
Les gémissements et appellations ne cessent de grandir au-dehors. J'essaie d'entrevoir par la fenêtre la cause de ce mouvement de foule, mais rien. Aucune pancarte. Aucun slogan. Uniquement des hommes et des femmes qui crient, le poing levé.
Une porte s'ouvre et s'éclate contre le mur qui manifestait déjà des séquelles de maltraitance régulière. Sûrement agacé par tout ce vacarme, le capitaine, rouge de colère, nous fait face. De ses deux mètres de hauteur, il sait se faire respecter ou plutôt obéir.
- Mais qu'est-ce que vous foutez là ? Debout comme des piquets ! Personne ne va leur faire fermer leur clapet ? ! Y en a qui bossent ici...
Pris comme un petit garçon en train de fauter, le commissaire ne répond que d'un faible oui avant de se précipiter à la porte.
— Toi, toi avec moi.
Deux grands gaillards le suivent. Tout en restant à l'écart, je me rapproche au plus près afin d'entendre les émeutiers révolutionnaires. Une centaine d'hommes et de femmes se tiennent là. Rouges de colère, ils vocifèrent des paroles presque incompréhensibles. D'un signe du commissaire, le bruit cesse.
— Qu'est-ce qu'il vous arrive ? C'est interdit de venir manifester sans autorisation du préfet !
Un homme plutôt bien habillé parle le premier.
— Nous venons vous livrer cet individu.
C'est à ce moment-là que je le vois. Un gars ordinaire, je dirais même, pas très beau. Il n'a rien de menaçant, au contraire. Il est assez calme. Il se tient droit sans se débattre. Une paix remplit son regard. Comme s'il lisait dans mes pensées, il se tourne vers moi avant de me sourire. Surpris, je lui fais un signe de tête de haut en bas en vérifiant qu'aucun de mes collègues n'a vu cet échange.
— Et qu'a-t-il fait pour que vous nous le livriez ? Vous nous prenez pour des incapables pour avoir besoin de votre aide ? Qu'a-t-il fait de si horrible ?
Cette fois, c'est un autre qui prend la parole. Une sorte de politicien. Il porte un costume trois-pièces et une sacoche qu'il tient fermement.
— Il veut faire un coup d'État...
Je peux voir mon commissaire sursauter. Son visage, plutôt dur, est trahi par ses yeux interrogateurs. La foule n'y prête pas attention et continue d'exposer les faits.
— Il dit que le gouvernement est corrompu. Lui et ses partisans veulent le mettre à la tête du pays.
Le présumé accusé ne répond rien.
— Il mérite la perpétuité. Si on ne l'enferme pas, il fera un coup d'État qui entraînera une révolution populaire, voire une crise internationale. C'est certain.
À ces mots, le commissaire, comme animé, les renvoie à la loi.
— Nous n'avons rien contre lui, dispersez-vous, on a du travail...
Un type, au regard de serpent, élève la voix. Une intonation perverse.
— Et s'il arrivait quelque chose, diras-tu que nous ne t'avions pas prévenu ?!
Comme pris au piège, le commissaire appelle l'accusé.
— Viens là, toi !
Il le fait entrer dans une pièce, seul avec lui, nous pouvons entendre leur discussion à travers la vitre.
— Qu'as-tu fait ? Veux-tu bouleverser le gouvernement ?
L'homme reste silencieux.
— Souhaites-tu faire un coup d'État ?
— Le crois-tu ?
Agacé ou troublé, je ne peux le dire, le commissaire le fait sortir.
— Il n'y a aucune preuve contre lui. On vous le rend et lâchez-nous avec vos histoires à dormir debout.
Je ne peux l'expliquer, mais deux heures plus tard, ce même homme se retrouve malgré tout en garde à vue, roué de coups. À un moment, je crois qu'il est mort.
La juge arrive, et dans un procès express, le condamne à perpétuité. La foule qui l'a amené s'est agrandie, mais au milieu d'elle, des gens pleurent. J'entends même dire qu'il y a sa mère. Je dois l'avouer, la scène m'arrache le cœur. Certains de mes collègues s'en donnent à cœur joie, le frappant avec beaucoup de zèle, lui crachant dessus comme un moins que rien. Ils lui volent son manteau de marque. Je ne peux pas m'empêcher de leur dire que c'est illégal, mais ils me font bien comprendre de la fermer si je ne veux pas finir comme lui.
À quinze heures, la nouvelle tombe, il est mort. Il a succombé à ses blessures. On le descend à la morgue. Sa famille réclame son corps ; il lui sera donné dans trois jours.
Un poids immense s'abat sur moi, il me faut sortir du bâtiment. Je me sens coupable de n'avoir rien fait. Je croise des gens qui se réjouissent d'entendre l'annonce de sa mort.
Chez moi, plus rien n'a de goût, de sens. Assis dans le canapé, je remets en question mon avenir et le fait de vouloir être policier.
Je ne peux plus m'empêcher d'y penser. Le troisième jour avant que sa famille vienne chercher le corps, j'ai besoin de le voir. Je ne peux pas l'expliquer.
Je descends au sous-sol. La lumière qui vacille et l'odeur d'humidité me donnent des hauts de cœur. Quand j'arrive dans la pièce où ma respiration fait des nuages éphémères, je pousse un grand cri. La dépouille n'est plus là. Sur la table, seul le drap dans lequel on l'a mis est posé. Je crois faire une crise cardiaque lorsqu'une voix derrière moi me fait sursauter.
— N'aie pas peur !
C'est impossible. Je le reconnais : c'est lui. Aucun mot ne sort de ma bouche, elle reste juste ouverte.
— Nicolas, ta vie va prendre un sens aujourd'hui même. J'ai vu ton cœur. Je dois partir, mais je reviendrai, sois prêt.
Kiera Manchel
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Nouveau départ
Short StoryChanger, partir, recommencer, se remettre en question, tourner la page, sortir de sa zone de confort, oser, espérer... tant de notions qui sont venues à l'idée de nos auteurs lorsqu'on a proposé d'écrire sur le thème Nouveau Départ. Un concours d'au...