Revenir

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Cette odeur, il ne s'y fera jamais. Une puanteur indescriptible. Elle le poursuit, s'insère dans chaque pore de sa peau, envahit ses poumons, obstrue chaque neurone de son cerveau. Travailler dans cette décharge n'est qu'une solution de secours, pourtant cela fait des mois qu'il y est, sans aucune perspective. D'autant plus que vu son état physique et son allure générale, personne d'autre n'acceptera de lui confier un meilleur travail.

Depuis des mois, il vit dans une petite tente installée sous un pont. Alors pour l'hygiène, il a aussi un chapitre de retard. Probablement plusieurs.

Malgré tout, ce n'est pas comme s'il avait mal démarré dans la vie. Né dans une famille de classe moyenne, il n'avait manqué de rien. Il avait même fait de bonnes études, décrochant un Master en gestion. Ses parents, aimants, stricts, mais justes, leur avaient appris, à lui et son jeune frère, le respect et le sens du travail. Il avait pourtant eu besoin de chercher sa propre route.

Un jour, il s'était mis en tête de partir à l'aventure. L'affrontement avec son père avait été brutal.

— Tu avais dit que chacun de nous aurait accès à notre livret d'épargne et une voiture quand on décrocherait notre emploi. Je n'ai pas envie de travailler à peine sorti de l'école, après toutes ses années d'études. Je veux profiter de la vie, voir du pays !

— Justement, cette voiture, c'est une promesse pour un moment déterminé. Ce que tu me décris ne correspond pas aux critères pour l'obtenir.

— Et alors ? Comme d'habitude, c'est toi qui écris les règles, tu décides de tout, j'ai besoin d'air, de vivre ma propre vie ! J'en peux plus que tu diriges tout.

Sa mère pleurait en silence sans se mêler de la dispute. Son frère, plus jeune, avait préféré les laisser s'affronter et s'était enfermé à l'étage.

Après des jours de tension absolue, même si son père avait maintenu sa désapprobation, il avait fini par lui tendre les clés. Et le fameux livret où l'argent avait patiemment été mis de côté depuis sa naissance.

— Mon fils, j'espère que tu te souviendras des leçons qu'on vous a enseignées, à ton frère et toi, depuis toujours.

Il avait contre son père et ses principes une telle colère qu'il n'avait pas dit merci ni au revoir. Sans réfléchir, il était parti. Pendant quelques semaines, il avait voyagé au gré du vent, des carrefours, des hôtels. Il avait rencontré des gars avec qui il passait ses journées, ses soirées. Ils avaient vécu des expériences folles, parfois même impensables pour lui. Certes, ce monde vivait loin des valeurs qu'on lui avait apprises, mais il s'en moquait. Il voulait vivre.

Jusqu'au désenchantement. Ces gars l'avaient dépouillé. Ceux qu'il avait considérés comme ses amis. Ceux avec qui il se voyait franchir des montagnes. Ceux à qui il avait déjà tant donné. Ils étaient partis avec tout ce qu'il avait, un soir où il avait trop bu. Sa chère voiture, gage de sa liberté, et tout ce qu'elle contenait. La rage l'avait saisi si intensément qu'il avait hurlé sur tous les passants, les commerçants curieux, attirés par ses éclats, et qui avaient mis leur nez dehors pour comprendre la raison de ce scandale. Il avait fini en cellule de dégrisement. Quand il a revu le soleil, il n'avait plus que ses papiers, une chance encore, et ce qu'il portait sur lui.

Il a erré des jours avant de se retrouver sous un pont. À force de débrouille, il a déniché une tente, abri de fortune. Désespéré, il a dû se résoudre à chercher un travail, mais dans son état, il ne pouvait pas compter sur un miracle.

Cette descente dans un monde de misère qu'il n'imaginait pas l'a plongé dans une terrible solitude. Il en a eu, du temps pour cogiter ! Comme il regrette ! S'il pouvait changer les choses, il le ferait. Mais les mots de sa grand-mère, si souvent répétés, lui revenaient : « avec des si, on mettrait Paris en bouteille ! » Évidemment, on ne peut pas modifier le passé. Et même aujourd'hui, il ne pourra plus revenir en arrière. Revenir ? Impensable. Il a trop honte et son père ne pourrait que lui reprocher toutes ses erreurs. D'ailleurs, vu tout ce qu'il lui a dit comme horreurs pour le faire plier, il ne se sent plus capable d'affronter son regard. Jamais son père ne voudra entendre parler de lui.

À présent, il n'a plus le choix, il doit survivre et assumer ses erreurs. Assumer les conséquences, tout au moins.

Il s'extirpe de sa petite tente dans l'air frais du matin. Souvent, il fait le tour du quartier pour demander aux commerçants s'il leur reste des invendus de la veille. Ce n'est pas glorieux, mais sa fierté n'est plus sa priorité.

L'espace d'une seconde, il se demande s'il n'a pas une hallucination. Il n'a pourtant pas bu d'alcool hier soir. Non, impossible, il est si loin de chez ses parents que ça ne peut pas être son père qu'il voit de l'autre côté de la rue. Pourtant, il perçoit que l'homme en face s'est arrêté un court instant, le temps de se poser la même question.

Mon Dieu, que faire ? Le moment s'éternise, le laissant perdu ; des dizaines de questions rebondissent contre des réponses qui l'immobilisent au milieu du trottoir. Son père est là, faisant quelques pas vers lui. Alors il ferme les yeux, attendant les remontrances qu'il mérite, dans ses haillons, sa puanteur, sa déchéance. Il guette la colère paternelle et le mépris légitime : son insolence et sa suffisance l'avaient rendu irrespectueux et méchant envers celui qui avait cédé à ses exigences. Il doit en assumer les conséquences.

C'est alors qu'il sent des bras forts l'enserrer et une voix murmurer :

— Tu es mon fils, quoi que tu fasses, je t'aime. Je t'attendais.

Coraline Siona

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⏰ Dernière mise à jour : Aug 31 ⏰

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