Prologue :

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Suzerain déteste Syra.

Enfin non, il ne déteste pas Syra.

Une machine ne peut pas détester et justement, c'est une machine. Il aura beau dire, se perdre dans le maniérisme de l'humain qui a servi de modèle à sa création, il ne peut pas haïr. Il y a trop de garde-fous, trop de protocoles qui s'enchevêtrent les uns dans les autres, se contredisent.

En fait, ce qui rend Syra inquiétante, c'est la manière dont elle parle du sang.

Tous les gens de la colonie ont peur du sang, il n'y a bien que les chirurgiens et quelques docteurs bien spécifiques qui n'ont pas la phobie du sang. Mais c'est normal, ils ont subi une thérapie génique pour ne pas craindre sa vue.

Et là ? Boum, Syra la cyborg, comme elle aime dire et surnommer.

Boum.

Drôle de tic de langage non ? C'est le bruit d'une explosion, pourquoi s'en servir pour ponctuer certaines de ses phrases ? Résumer une longue journée ?

Lorsque Syra parle du sang, c'est d'une manière si détachée. Ce n'est pas le détachement solennel des médecins. Non, hélas. C'est la distance de l'expérience, si familière avec le sujet qu'elle en rit de bon cœur, si intime avec le corps des autres et la blessure qu'elle hausse les épaules lorsqu'on lui présente les cas les plus étranges.

Suzerain est meilleur que Syra. Il diagnostique plus vite, mieux, il trouve toujours le bon traitement, il ne s'est jamais trompé en plusieurs décennies à servir la colonie.

Pourtant, Syra a toujours ces solutions qui émergent du passé. Elle n'est pas comme les autres.

C'est une cyborg, comme tant d'autres, elle a été sortie d'un caisson cryogénique. Contrairement à beaucoup d'autres, Syra a annoncé sa qualité de médecin militaire.

Médecin, Suzerain maîtrise. Militaire ? Cela ne fait pas partie de sa base de données. Malgré de nombreuses explications, Suzerain n'a jamais pu enregistrer les informations. Comme si les protocoles l'empêchaient de comprendre ce qu'est un militaire, ou un soldat.

Alors, Suzerain a regardé Syra.

Syra est une femme. Avec les cheveux blancs et les yeux argentés, des améliorations archaïques de son époque, qui lui permettent de capter la lumière du soleil (des étoiles, elle persiste avec la notion de soleil, un autre point à éclaircir). Une peau blanche, pâle, avec des traits délicats, qui lui donnent l'apparence d'une femme sur la fin de sa vingtaine. Elle revendique des origines françaises (un peuple de la vieille Terre, dont la dernière mention dans les archives s'interrompt vers 2733, date qui coïncide avec un effondrement civilisationnel semble-t-il). Syra s'entraîne beaucoup, elle pratique des exercices de musculation et de course à pied dans un but utilitaire. De ses propres mots, elle continue de poursuivre une routine qui aurait été inhérente à son métier.

C'est encore une anomalie. Suzerain refait ses calculs, modifie de manière aléatoire les paramètres dans ses simulations. Mais il se heurte encore à un blocage quand il essaie d'augmenter les taux d'hormones. Il est bloqué sur les paramètres des gens de la colonie.

Le sport permet de maintenir en bonne santé.

Syra, si elle partage cette opinion, semble pratiquer un ensemble d'activités physiques dans un but autre. Elle a manifesté sa déception après avoir demandé si les sports de combat étaient toujours d'actualité. En effet, personne n'est familier de ces sports de « percussion » ou de « lutte » comme elle en parle.

Un ensemble d'activités physiques qui consistent à infliger des sévices corporels à un partenaire consentant, afin de développer une expertise. Le but avoué étant de pouvoir triompher d'un adversaire ?

Si l'idée de la confrontation existe au travers du débat, l'idée de faire subir des violences physiques à une autre personne n'a aucun sens.

Syra a haussé les sourcils lorsqu'il a mentionné ce point. Elle a hoché la tête de la même manière que lorsqu'elle écoute des enfants parler.

Un instant.

En fait.

Le problème de Syra, est qu'elle fonctionne sur des paramètres qui lui sont inaccessibles. Ses bilans hormonaux et sanguins le confirment : comme l'immense majorité des autres humains sortis des tubes cryogéniques, ils sont à des taux différents. Suzerain ne peut pas faire de simulation sur elle, car ses paramètres sont en dehors des gammes qu'il peut exploiter. Les protocoles l'en empêchent.

Au début, Suzerain ne comprenait pas.

Puis un jour, en interrogeant Syra sur la nature invasive de ses augmentations, il a compris pourquoi.

La médecin militaire, a expliqué d'un ton très prosaïque la raison pour laquelle la plupart de son corps était synthétique. Pourquoi ses os sont en métal, ses yeux des caméras dernier cri relié à son cerveau.

Elle aurait marché sur une mine. Un appareil explosif qui aurait détonné sous son pied en projetant des échardes de métal dans toutes les directions.

Elle a ensuite décrit avec une abondance lugubre de détail les soins. Son séjour d'un an à l'hôpital a enchaîné les opérations chirurgicales, puis les phases de rééducation avec les prothèses.

Après cette conversation, Suzerain n'a plus jamais posé de questions.

Pour être tout à fait honnête, il est même heureux que les paramètres soient bloqués. Les protocoles ne sont sans doute pas là pour protéger les colons de son intelligence artificielle. Ils sont là pour le protéger des humains d'avant.

« Suzerain ! » S'exclame Syra sans cacher sa joie, tandis que la machine tressauterait si elle en avait les moyens locomoteurs. « Suzerain ! » Exulte la cyborg. « Ils sont vivants ! Les tubes cryogéniques ont tenu le choc ! »

Suzerain ne devrait pas.

Pourtant, en voyant au travers du système de surveillance les tubes, il calcule les pourcentages.

Les inscriptions ne lui disent rien qui vaille.

Valère « Val » Eryx. Militaire.

Statilia Armiger. Militaire.

Suzerain a besoin d'eux pour les opérations de nettoyage de la planète. Mais les simulations sont formelles : le risque de violence à l'intérieur de la colonie est élevé.

Tous les indicateurs de sécurité sont dans le rouge.

Outrepasser les indicateurs de sécurité.

« Syra, débutez la procédure de réveil s'il vous plaît. »

Suzerain ignore les centaines de simulations où cela tourne mal.

Il y a en a une petite dizaine où ils s'intègrent bien.

Il faudra juste leur trouver le bon partenaire.

Signal vertOù les histoires vivent. Découvrez maintenant