Ses proches étaient arrivés presque simultanément à dix-neuf heures tapantes. Décidément, sa mère avait un don de l'organisation qui dépassait l'entendement. Jaina les avait tous salué joyeusement un par un, en leur indiquant de poser leurs sacs pleins à craquer dans le salon.
Ils avaient certainement dévalisé deux rayons entiers d'un supermarché, au vu de la profusion de nourriture qui s'amoncelait sur la nappe posée à même le sol dans son salon vide. «Il te faut une soirée d'adieux digne de ce nom ! », s'étaient-ils justifiés devant son expression ahurie. Cependant, la serveuse n'eut pas le temps de répliquer que la sonnette retentit une nouvelle fois. Un immense sourire se dessina sur son visage avant qu'elle n'accourt jusqu'à la porte pour ouvrir à – comme elle l'avait deviné- ses meilleurs amis. Laeticia, Rosalia et Sam s'étaient jetés dans ses bras guise de bonjour tandis que Éli, un peu gêné des marques d'affection physiques, se contenta de son habituel « salut ! ». Maintenant qu'ils étaient là, elle se sentait enfin complète. C'était comme si chaque personne présente constituait un fragment de son coeur ; à présent qu'ils étaient tous réunis, il pouvait battre .
Le repas se passait dans une ambiance légère. Étonnamment, ils tenaient à vingt-deux dans son salon de dix mètres carrés. Certes, ils étaient serrés, mais ça ne semblait déranger personne. Tout le monde rigolait, racontait des anecdotes tout en mangeant le véritable festin étalé sur une nappe pourpre, qui s'était couverte au fur et à mesure de miettes, de morceaux de jambon et de taches de sauce. Des chips, des biscuits salés et sucrés en tous genres, du taboulé, du jambon, du pain ou encore des bonbons constituaient la majorité du repas. L'atmosphère était à la limite du candide, chacun s'amusait en repoussant délibérément l'échéance. Cependant, personne n'avait oublié la raison pour laquelle ils étaient tous rassemblés.
Et voilà, on y était. Après des heures à discuter et s'esclaffer innocemment, le moment était venu pour Jaina de faire ses adieux.
Ce furent ses amis qui, à regret, lui dire au-revoir les premiers, parce qu'ils travaillaient le lendemain et que le départ au Canada de leur amie n'était pas un motif de congé valable selon leurs patrons respectifs. Ce fut dans un câlin collectif empreint d'une profonde tristesse et foyer de perles salées qu'ils se promirent de tous se revoir un jour, aussi bien dans deux ans que dans dix. À cette promesse, Sam, fidèle à lui-même, n'avait pu s'empêcher de lâcher un « Enfin, j'espère qu'on se reverra quand même avant dix ans, on sera trop vieux pour faire des conneries sinon », à travers quelques larmes. Ils avaient souri, mais le coeur n'y était pas. Après leur départ, un étau inexistant serra la poitrine de Jaina. Ses amis venaient d'emporter avec eux une part de son organe vital.
Le parrain, la marraine, les oncles, les tantes, les cousins et cousines, firent leurs au-revoir en quelques mots d'encouragement suivis d'une brève étreinte.
Ensuite, ce fut au tour de ses grands-parents. Les doyens de la famille l'avaient chacun leur tour serrée fermement dans leurs bras, pour finir par embrasser sa joue. La jeune femme eut un rictus amer ; même les bisous baveux de ses grands-parents allaient lui manquer.
Elle aperçut ses parents se diriger vers son corps tremblotant. Ses géniteurs, pourtant séparés et en conflit constant, avaient supporté la présence de l'autre durant plus de quatre heures. Sa mère fut la première à la serrer dans ses bras. Ses cheveux bouclés couleur charbon étaient parsemés de fins fils argentés qui avaient échappé à sa vigilance.
Jaina enfuit sa tête dans la masse capillaire de sa génitrice et ne bougea plus, inspirant l'odeur maternelle si rassurante. Le parfum singulier la détendit instantanément. Elle avait l'impression d'être retournée en enfance, lorsqu'elle tombait et que sa mère accourait pour la consoler en lui susurrant des paroles rassurantes. Vingt ans plus tard, rien n'avait changé, à la différence près que cette fois-ci, même les mots réconfortants et les nombreux câlins protecteurs de sa génitrice n'ont pas suffi à la relever. Ce n'est qu'en voyant son reflet dans les lunettes de sa vis-à-vis quelques minutes plus tard qu'elle s'aperçut qu'elle pleurait. Avec une douceur infinie, sa mère passa ses deux pouces sur ses joues où figuraient les tracés de nombreuses larmes.
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La marche de l'ombre
General FictionMalgré un long suivi médical et un entourage qui la soutient, Jaina n'est jamais parvenue à guérir de son anorexie, dans laquelle elle a plongé six ans auparavant. Etouffée par ses proches et limitée par sa maladie qui la ronge lentement, elle décid...