C'était le dernier carton. Jaina y colla une étiquette portant l'inscription « vaisselle », puis s'en saisit avant de descendre les escaliers et de le poser précautionneusement dans le camion de déménagement. Alors qu'elle se redressait, un des déménageurs, un certain Gabriel, un géant roux aux muscles saillants, lui demanda de sa voix rauque:
« Alors ? On en a fini ?
- Oui, c'était le dernier, répondit la jeune femme .
-Parfait, il se retourna, ouvrit brutalement la portière côté passager puis cria à l'intention de son coéquipier, Thomas, on y va ! »
Alors que le moteur vrombissait, Gabriel revint sur ses pas et annonça en lui tendant un terminal de paiement électronique :
« Ça vous fera huit-cents euros, s'il vous plaît. »
Jaina hocha la tête avant de sortir sa carte bleue de son portefeuille. Elle savait que les déménagements coûtaient cher, et priait juste pour qu'il lui reste la somme demandée sur son compte en banque. En effet, déménager au Canada n'était pas gratuit, et l'entièreté de ses économies y étaient passées. Depuis des mois, elle ne se nourrissait plus que de haricots verts en conserves, de pâtes et de jambon, afin de minimiser les dépenses.
Et puis, toute sa famille lui avait fourni un peu d'argent, en plus de son salaire mensuel de serveuse, alors il devait bien lui rester huit-cents euros, non ? L'anxiété de la jeune femme s'évapora aussitôt que le « bip » prolongé, caractéristique de l'acceptation de paiement, sortit de la machine. Un souffle de soulagement s'échappa d'entre ses lèvres et elle félicita presque mentalement sa carte bancaire pour contenir pile la bonne somme d'argent.
« Bon et bien, tout ceci arrivera par bateau quelques jours après votre installation, normalement, il sourit, merci d'avoir fait appel à nos services, au revoir !
- Merci à vous pour votre travail, au revoir ! »
Après un dernier salut de la main à travers la fenêtre de la fourgonnette, celle-ci s'éloigna, pour finir par disparaître, engloutie par la circulation abondante du centre-ville. Jaina remonta mollement les escaliers de son vieil immeuble, puis passa toujours au ralenti la porte de son désormais ancien appartement vide. Elle en fit lentement le tour, se remémorant avec une immense nostalgie tous les souvenirs gravés dans chaque pièce. Les soirées potins avec ses amis, installés sur son petit canapé exigu ou assis à même le sol, une bouteille de bière ou une cannette dans la main, tout ça dans le salon. Les catastrophes culinaires que sa cuisine avait vu passer, les courses-poursuites avec ses cousines dans le couloir, la panique de ne pas réussir à ouvrir le loquet de la porte de sa salle de bain et enfin les nuits blanches qu'elle avait passées dans son lit, ruminant des pensées sombres. C'était à cause de ces dernières que la serveuse avait décidé de partir. S'enfuir aurait été plus exact. À vingt-quatre ans, elle ne parvenait déjà plus à vivre.
La maladie qui la rongeait depuis six ans maintenant lui rendait la vie impossible. À sa sortie de l'hôpital, on l'avait pourtant prévenue que ça allait être long. Mais, naïvement, elle s'était dit qu'elle tiendrait le coup, que puisqu'elle était résolue à guérir, elle guérirait. Malheureusement, quelques fois la volonté ne suffit pas. La petite voix dans sa tête qui lui chuchotait de pernicieux « tu es trop grosse » ; « ne mange pas, tu n'as pas faim » ; « c'est quoi toute cette graisse ? », s'était transformée en un hurlement strict qui l'accompagnait jour et nuit, dans le moindre de ses mouvements. Chaque repas était un supplice. Vivre était devenu un calvaire, malgré toutes les personnes qu'elle aimait plus que tout ; ses amis, sa famille. Mais leur aide ne suffisait pas à la guérir, et chaque instant passé avec eux lui rappelait que jamais elle ne pourrait vivre avec autant de désinvolture, juste se laisser porter comme eux le faisaient. Alors, au lieu d'opter pour un énième suivi psychologique, Jaina avait préféré déménager. Loin. Tout plaquer pour une nouvelle vie.
Une heure devait s'être écoulée. Ou peut-être deux. La serveuse avait fini par s'asseoir là où se trouvait auparavant son lit, spectateur de ces longues nuits où son esprit semblait éprouver un malin plaisir à continuer de la torturer. Ses grands yeux bleu saphir fixaient ses deux imposantes valises noires ainsi que son gros sac de voyage. Accroché à celui-ci à l'aide d'une petite pochette en plastique transparente, son billet d'avion pendait, preuve irréfutable de son départ. À présent, elle ne pouvait plus reculer. Et il fallait qu'elle fasse ses au revoir à tout le monde, tout son monde. La serveuse redoutait ce moment, elle avait peur de ne plus pouvoir partir si elle les voyait. Jaina sortit brutalement de ses songes lorsque son téléphone sonna. Elle le sortit de la poche arrière de son jean, et décrocha en constatant qu'il s'agissait de Carmen, sa mère :
« Allô ?
- Coucou Jay, comment tu vas ma grande ?
- Bien, mentit ladite Jay, et toi ?
- Comment pourrais-je aller bien, s'exclama sa mère d'un ton théâtrale, ma fille s'en va à l'autre bout du monde, seule ! »
La jeune femme eut un rictus triste. Elle n'aimait pas beaucoup le fait de laisser sa mère seule, bien que cette dernière soit valide et en bonne santé. Jaina n'était pas à l'aise pour exprimer ses sentiments par téléphone alors elle se contenta d'ironiser :
« Ne profite pas de mon absence pour faire n'importe quoi.
- Je rêve ! Ma propre fille qui me dit ça !
- Tu as bien entendu, pouffa-t-elle.
-Tsssss. Enfin, ce n'est pas pour ça que je t'appelais.
-Ah oui, elle haussa un sourcil, interrogative.
- Étant donné que ton avion décolle demain à 5h45, je me suis dit que ce serait mieux de te faire nos au revoir la veille.
- Oui, je comptais justement amener tout le monde chez moi ; enfin, dans mon ancien appart'. Ça te dérange s'il y a papa ?
- Je l'ignorerai simplement.
- D'accord, tu peux prévenir tout le monde ? Je me charge de mes amis et de papa.
-Aucun problème, à tout à l'heure !
- À tout à l'heure ! »
À peine avait-elle raccroché qu'elle appela son père, Armin, afin de l'obliger à venir dans son ancien chez-elle, en précisant quand même que son ex-femme serait présente. Dès que la réponse affirmative avait résonné à travers le combiné, Jaina mit fin à l'appel après un rapide « à toute ». Et ce fut ainsi pour ses amis également, dès l'appel fini, elle compulsait déjà le contact d'une autre personne. Au total, elle avait convié son père et ses quatre meilleurs amis à sa soirée d'adieux : Eli, Laeticia, Rosalia et Sam. Elle ne doutait pas que sa génitrice avait parfaitement dû exécuter sa tâche et donc que toute sa famille serait présente. À cette pensée, un sourire discret vint prendre place sur ses lèvres. Oui, ça allait être une bonne soirée, malgré le contexte de cette réunion, elle en était certaine.
Voilà le premier chapitre!
Je me suis énormément inspirée de mon vécu, alors j'espère avoir réussi à retranscrire tous les sentiments liés à ce thème.
N'oubliez pas de commenter et de voter, ça me ferait plaisir^^
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La marche de l'ombre
Ficción GeneralMalgré un long suivi médical et un entourage qui la soutient, Jaina n'est jamais parvenue à guérir de son anorexie, dans laquelle elle a plongé six ans auparavant. Etouffée par ses proches et limitée par sa maladie qui la ronge lentement, elle décid...