L'alarme programmée d'un téléphone retentit en un bruit strident.
Un bras sortit de sous la couette, cherchant à tâtons le cellulaire. La main balayait la table de nuit, percutant divers objets, puis finit par trouver celui convoité avant de le faire tomber dans un bruit sourd, faute de l'avoir tenu correctement. Jaina grogna, se redressa vite dans son lit en allumant sa petite lampe de chevet puis se saisit de son téléphone avant de d'appuyer avec rage sur le bouton d'arrêt de l'alarme. Le bruit cessa immédiatement. Avec des gestes lents, la jeune femme sortit de sous sa couette, balança ses jambes dans le vide et demeura quelques instants assise, à fixer ses pieds aux os apparents. C'était le grand jour. Elle s'était réveillée une dizaine de minutes avant son réveil, déjà programmé à quatre heures du matin et une boule de stress avait grossi peu à peu dans son estomac. Et si finalement, elle avait pris la mauvaise décision? Si elle ne se plaisait pas a Canada? Qu'elle ne trouvait pas de travail ? Et si la distance qui la privait de toutes les personnes qu'elle aimait empirait son mal-être ? Tout un tas de « et si » perfides venaient à présent chambouler son esprit et tout à coup, elle n'était plus sûre de vouloir partir. Elle n'avait vu que la perspective réjouissante d'enfin guérir et de pouvoir vivre pleinement, sans prendre en compte les conséquences d'un éloignement aussi important. Le manque et la solitude la terrifiaient . La serveuse en avait oublié que c'était justement le fait de voir ces personnes qui lui étaient si chères vivre si effrontément, sans soucis de nourriture ou de sommeil, qui la faisait se sentir horriblement mal car elle ne parvenait pas à faire de même. La boule dans son ventre s'était transformée en barre de fer qui bloquait sa respiration et affolait son coeur.
« Jay, son père se tenait sur le seuil de la porte, les cheveux en bataille et son pyjama à rayures bleues et blanches de travers. Il parut surpris qu'elle soit déjà debout, puis fronça les sourcils en remarquant son visage affolé, ça va ? »
Jaina sursauta. Elle n'avait pas entendu le grincement caractéristique de la porte de sa chambre. De toutes les portes de cette maison, la sienne était la seule qui émettait du bruit lorsqu'on la poussait, allez savoir pourquoi. La serveuse afficha un pauvre sourire. Cependant, les yeux emplis de désarroi qu'elle releva vers son géniteur la trahissaient. Ce dernier se racla nerveusement la gorge, mal à l'aise, puis déclara d'une voix rauque :
« Viens déjeuner, il faut que tu sois à l'aéroport une heure avant l'embarcation. »
Il resta dans l'encadrement de la porte quelques secondes, semblant vouloir ajouter quelque chose, mais se détourna en marchant lourdement vers les escaliers qui menaient au rez-de-chaussée. Jaina inspira longuement pour reprendre contenance avant de lui emboîter le pas, un nœud à l'estomac.
Le petit-déjeuner prématuré se déroulait dans un silence embarrassant. Arman mangeait ses tartines silencieusement, bien qu'il ne soit pas quelqu'un de franchement loquace habituellement. À vrai dire, à cet instant précis, il se sentait parfaitement inutile, et pour cause ; sa fille allait mal et il demeurait incapable de la réconforter.
En effet, le sentimentalisme et les marques d'affection prononcées n'étaient définitivement pas des choses avec lesquelles il se sentait à l'aise. Généralement, il se contentait d'étreintes et faisait preuve d'un entier dévouement. Il serait capable de sauter dans le premier train venu et d'aller chercher sa fille à Nice si elle le lui demandait. Mais la guérir de ses démons par la seule force de son ardente implication restait au-dessus de ses forces . Savoir qu'elle était si désespérée que la seule solution qu'elle ait trouvée soit un déménagement à l'autre bout du monde lui arrachait le coeur.
Comme tous les proches de Jaina, il avait fait du mieux qu'il pouvait pour la soutenir, et à défaut de parvenir à le faire avec des mots, il l'avait aidée avec des actes en la forçant à manger un minimum lorsqu'elle affirmait ne pas avoir faim, en insistant pour payer ses séances chez le psychologue, en étant sans arrêt aux aguets ... Et malgré cela, sa fille, la chaire de sa chaire, son unique enfant, restait plongée dans des ténèbres si épaisses et obscures qu'elle ne percevait pas les mains qui lui étaient tendues.
Discrètement, la principale concernée se leva et débarrassa l'unique récipient qui avait servi à son frugal repas : un bol. Elle fila à l'étage, pressée d'échapper à cette ambiance malaisante.
La jeune femme enfila rapidement un jean bleu et un pull beige, rien de trop extravagant, puis courut à la salle de bain se brosser les dents. Une fois cela fini, elle partit chercher ses deux valises, empoigna son sac et se dirigea vers la Mercedes grise sous le regard scrutateur de son père.
L'atmosphère dans la voiture était oppressante. Dire que Jaina appréhendait était un euphémisme ; elle était terrifiée. Sa jambe droite sautillait dans des tics nerveux et la boule dans son ventre prenait de plus en plus d'ampleur, l'étouffant presque, telle un ballon que l'on gonflerait jusqu'à son maximum. Elle tournait parfois la tête pour apercevoir son père, les mains crispées sur le volant et le regard obstinément posé sur la route. Il devait être tout aussi stressé qu'elle.
Afin de tenter de détendre l'atmosphère, la jeune femme alluma la radio. Aussitôt, une chanson au rythme effréné - ou plutôt une cacophonie composée de sons hétéroclites -surgit de l'enceinte, et Jaina s'empressa de changer de station. Aaah, NRJ et leur électro au beau milieu de la nuit. Elle mit une de ces radios qui diffusaient des titres récents comme anciens de façon aléatoire, et fut surprise d'entendre First blood de Kavinsky . Son père lui avait dit une fois que c'était une chanson spécialement conçue pour faire de la route, une de celles que l'on entend dans les films américains . Immédiatement apaisée, Jaina laissa retomber lourdement sa tête sur le dossier de son siège et ferma les yeux pour profiter au maximum de la musique.
Kavinsky semblait être définitivement l'homme de la situation, puisque quelques instants plus tard, les mains qui enserraient fortement le volant se détendirent quelque peu. C'était d'ailleurs là un des seuls points communs entre père et fille: leur passion pour la musique et le pouvoir qu'elle avait sur eux. Il s'agissait d'un sujet d'entente indiscutable. Tous deux pouvaient passer des heures et des heures avec des écouteurs dans les oreilles, sans jamais se lasser. Pour son père, elle n'en savait rien, mais pour sa part, la musique faisait passer Jaina par tout un tas de sentiments opposés. Si la chanson était entraînante, aux paroles glorifiantes, Jaina se sentait débordante d'énergie et heureuse; cette chanson lui transmettait une joie qui se répendait dans tout son corps, tel un délicieux poison. Si c'était une chanson dynamique, un peu du style rock, avec des paroles encourageantes ou hargneuses à la limite du cri , elle se sentait prête à repousser toutes ses limites, à faire fièrement face à l'adversité, elle se sentait comme le boxeur sur qui tout le monde avait parié. Le monde était un ring et elle était là pour se battre. Au contraire, si la chanson était mélancolique, la serveuse ressentait une profonde tristesse, dont le degré pouvait varier en fonction de l'éloquence la tristesse exprimée.
Constatant que son père paraissait légèrement moins crispé, Jaina se risqua à demander :
<< Si cette chanson est pour les voyages en voiture, qu'est-ce qu'on écoute pendant ceux en avion ? >>
Son géniteur la regarda, incrédule, puis finit par esquisser un léger sourire avant de se reconcentrer sur la route. Jaina poussa un discret soupir de soulagement et se félicita mentalement. L'atmosphère était redevenue respirable.
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La marche de l'ombre
General FictionMalgré un long suivi médical et un entourage qui la soutient, Jaina n'est jamais parvenue à guérir de son anorexie, dans laquelle elle a plongé six ans auparavant. Etouffée par ses proches et limitée par sa maladie qui la ronge lentement, elle décid...