Chapitre 1

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Il est 6h47 et mon alarme sonne. Il est 6h47 et je n'ai pas envie de me lever. Il est 6h47, comme tout les matins. Je suis fatiguée, mes paupières sont plus lourdes que Gérard Depardieu. J'aime pas spécialement me moquer des gens, mais il y a des exceptions. Gérard Depardieu en est une. Bref, il est 6h47, je me réveille et je finis de m'habiller à 6h50. Sauf qu'il y a un problème. Il n'est pas 6h50 comme tout les matins, il est 6h50 comme aujourd'hui. Et ça, ça craint.


Pendant que je me lamente en réfléchissant à mon sort, mon corps fait ses actions habituelles pour ne pas que je sois en retard. On m'a toujours trouvé bizarre quand je parle comme ça. Mais là, à regarder l'eau couler sur mon doigt, je ne peux qu'imaginer que je me suis brûlée en sortant ma tasse du micro-onde. En ai-je été consciente ? Non.
Je l'aime bien ma tasse, enfin ce n'est pas la mienne, mais je suis la seule à l'utiliser. En effet, je ne crois être la "super collègue" de personne, et je ne parle pas du "collègue". Les écritures sont écaillées par le temps. Mais je l'aime bien. Elle contient parfaitement les 25 centilitres de lait quotidien. Elle fait le taf. Il y a beaucoup de choses qui font le taf dans ma vie. Ni plus, ni moins. Mes habits m'habillent. Mes chaussures me chaussent. Ma chambre a un lit. Mon cœur bat. Mon cerveau fonctionne. Ni plus, ni moins.


Je pourrais pas dire que mon corps fait le taf. Enfin si, mon corps fait le taf. Mais, je pourrais pas dire que mon organisme fait le taf. Ou plutôt, les cinq cachets devant moi ne pourraient pas dire que mon organisme fait le taf. Ca doit être pour ça que je dissocie mon corps de moi. Parce que mon corps n'est plus à moi. Sans ces cachets je m'effondre, je ne suis plus rien. Mon corps en est dépendant. Mais ce n'est pas grave, les cachets font le taf.


Je les ingère sans me poser plus de questions, et je dévale l'escalier. Voilà, ça c'est la phrase qu'on trouverait dans un livre. Maintenant, j'ai une question ( ce qui déjà ne correspond pas) : vraiment ? Vraiment, on peut dire à son cerveau "non, stop" et qu'il s'arrête. Faut arrêter de mentir. En attendant, je ferme la porte d'entrée et m'interroge sur quel médicament j'enlèverais s'il fallait en supprimer un. J'attend la prochaine chose qui viendra m'interpeller, pour sortir de cette boucle infinie.


Mes pas frappent le sol au rythme de "Quand je marche" de Ben Mazué. Le bitume noir encore mouillé s'écrase sous les semelles de mes chaussures. Un bus passe sur ma gauche, je pourrais le prendre, il va à mon lycée. Je pourrais le prendre, gagner quelques minutes, moins me fatiguer, avoir moins froid. Je pourrais le prendre, sentir les différentes effluves de parfums qui se mélangent, les discussions passionnées des passagers, et leur corps qui s'étalent contre le mien. L'optimisme me va vraiment mal. Je m'arrête par habitude quelques instants devant la maison d'Asma, avant de me souvenir qu'elle commence à 9h aujourd'hui. Le vent frais me fouette la tête de profil, faisant ruisseler de l'eau sur ma joue que j'essuie perpétuellement. D'un mouvement sec je met ma capuche, l'air me fait frissonner et me crispe. Je traverse le square en essayent d'éviter les gouttes quit tombent des arbres. Ces derniers semblent s'affaisser sur eux-mêmes dans un dernier soupir rempli de tristesse, les branches pendent comme trop fatiguées pour se maintenir à l'horizon. Les lampadaires sont déjà éteints, alors que le soleil se cache encore derrière les immeubles qui m'entourent. Les oiseaux reprennent possession des trottoirs, de la route, la vie s'étale là où on l'a détruite. Tout est calme, il est encore tôt. Tout est calme. Mais, le feuillage des arbres à une étrange forme rectangulaire, l'eau s'envole dans les caniveaux, et les oiseaux s'échappent dans le ciel. Au bout de l'avenue, le lycée se dresse.


Des centaines d'élèves s'y pressent déjà contre leurs gré, la foule s'entraîne derrière les grilles grises ouvertes. Les discussions fusent de touts bords, et une soudaine bouffée de chaleur vient m'étouffer. A quelques mètres de l'entrée, les larmes me montent pendant quelques courts instants, je les ravale et augmente un peu plus le volume dans mon casque. Je franchis le portail sous les regards intransigeants des surveillants et du principal adjoint qui scannent nos tenues, à travers des moues dubitatives. Dans le hall, je me fraye non sans complication un chemin. Je me perd parmi les sacs à mains, les chaines aux cous, le maquillage, les permanentes en cherchant en vain ce que je fais ici. Et tout ces groupes, tout ces rires. Putain, ça pue le bonheur. Le bonheur superficiel. Je ne crois plus à la soi-disant sérénité des gens. Dans tous les côtés, on me bouscule, on me pousse, on m'entraîne, mais la porte finit par m'aspirer en relâchant toute la pression sur mes épaules. Sur le sol terne, une ligne rouge se dessine dans mes pensées. Je la suis, écrasant le filet de sang sous mes semelles. Il arpente les deux cours, avant d'escalader les marches creusées par les pas des élèves. Je baisse la tête pour ne pas qu'il m'échappe, il disparaît et réapparaît entre les jambes des élèves qui semblent éviter de perpétuels croche-pieds. J'arrive dans le couloir, m'arrête un peu avant ma salle en essayant de maîtriser mon souffle qui cherche à s'échapper de mon corps. Je jette un rapide coup d'œil autour de moi, et aperçois Jade, Célya et Lina, qui, par miracle, ne m'ont pas vu. Soulagée, je déverrouille mon téléphone sans but précis, quand, à travers mon casque, une voix stridente se faufile :

-Oh my god, je croyais que t'allais pas venir !
-Saloméééé, tu m'as fait trop peur !
-Et bah si je suis là...

Je répond le plus froidement possible, en espérant, comme depuis plus d'un mois, qu'elles comprennent que je ne tiens pas à être leur amie. Mais visiblement, elles ne l'entendront pas non plus cette fois, comme le témoigne le rire de truie de Lina, composé principalement d'aspirations trop rapide de l'air, avec une main devant la bouche dont les doigts sont exagérément écartés.
Par miracle, enfin surtout parce qu'il est 8h10, la professeure de français nous demande de rentrer dans la classe. Cette prof a plein de défauts, déjà, il faut être complètement tarée pour choisir un métier dont le simple but est d'endormir des gens. Mais, il y a une chose que je ne peux pas lui enlever : elle fait des plans de classes. Et putain, je suis tellement heureuse de ne pas devoir me coltiner une de mes amies de 8h à 10h un mercredi. En plus, je suis assise à côté de l'élève fantôme, et je la remercierais jamais assez pour ça. Après, faut pas abuser elle atteint tout de même pas le niveau de Brigette Lundy Paine dans mon admiration, mais je ne pense pas que quelqu'un l'atteigne un jour. Derrière le léger bruit assourdissant du vidéo projecteur, qui affiche je ne sais quel texte pour le bac, sa voix trop aiguë annonce des tas d'informations barbantes sur son auteur. Je pose ma tête sur ma main gauche en prenant quelques notes de l'autre. Mais mon activité principale consiste à compter le nombre d'oiseaux qui passent derrière la fenêtre.
La torture se finit, mais l'espagnol et l'anglais passe à la même allure. J'aurais aimé avoir une matière intéressante ce mercredi, pour faire taire la spirale d'angoisse qui tourbillonne dans ma tête, mais on a jamais ce que l'on veut. C'est la sonnerie qui m'extirpe de mes infernales pensées, et je remballe mes affaires au plus vite. Je réussis à sortir avant la foule et me retrouve devant l'immeuble quelques instants plus tard. Pourtant, les aiguilles ont tourné, et indiquent désormais 12h10. Trop obnubilée par le stress, le temps, jaloux, a décidé de me distancer lâchement. Les plaques couleur argent me renvoient les rayons du soleil qui m'éblouissent aussitôt. Cachée parmi les autres, je finis par trouver celle de Mme Delahaye, et m'empresse de monter au deuxième étage comme indiqué. La salle d'attente grouille d'enfants et d'adolescents, quelques parents qui accompagnent surement, sont également dispersés dans la pièce. Je remarque une chaise dans un coin et m'y dirige en enlevant mon casque. A mes côtés une fenêtre est ouverte, probablement pour tenter de chasser l'odeur de sueur qui règne à l'intérieur. Deux personnes sont appelées par différents docteurs, ma montre indique 12h20 et ce retard m'inquiète. J'ai peur, j'ai peur au point où tu ne ressens plus ton corps trop concentré sur tes problèmes intérieurs. Je me gratte le bras, je tressaille, j'essaye de respirer le plus profondément possible.

-Mme Daris ?

Je ne suis pas une madame... Je me lève la tête toujours baissée en ignorant son erreur, et aussitôt les larmes me montent aux yeux. Je sais déjà que c'est foutu.

La signification d'un regardOù les histoires vivent. Découvrez maintenant