dernière nuit d'enfant

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Cette nuit, je n'ai pas dormi. J'ai fixé le plafond et pour la première fois de ma vie, je me suis mise à rêver.

Ce ne sont pas les quelques étoiles en plastique fluorescent rescapées de mon enfance, restées collées au plafond contre vents et marées, qui font divaguer mon esprit. C'est juste que demain peut être le début de ma nouvelle vie. En quelque sorte, une fin symbolique de mon enfance. J'ai hâte et j'angoisse en même temps.

Ma flânerie onirique est perturbée par de désagréables bruits venant de la pièce d'à côté. Un mur fin comme du papier à cigarettes me sépare de mes deux frangins. J'entends très distinctement le couinement significatif du lit d'Abdel, mon abruti de grand frère. Heureusement, son lit n'est pas juste de l'autre côté du mur mais à l'opposé.

26 ans et toujours chez ses parents. Enfin... chez sa mère, maintenant... NOTRE mère.
Maman chérie, mam, mamoun, yemma, oum, oummi, mama, ma, moui, mouima, walida...
Il y a dix mille façon d'appeler sa maman et c'est normal car la mère de chacun, c'est un monde d'amour. Et la mienne, Khadija, c'est l'univers tout entier.

Ce ne serait pas grave en soi, qu'il soit encore accroché aux jupes de mam', s'il avait un minimum de jugeote et d'autonomie. Mais non, il est là, sans diplôme, sans boulot fixe et surtout : sans motivation ni aucun but dans la vie. Il est plus mou qu'un chamallow.
Dos voûté, jambes pliant sous son poids de crevette, il ressemble de profil à un S géant. Oui, Abdel est grand. Un mètre quatre-vingt cinq de connerie. De plus, il a les jambes arquées. Je ne sais pas s'il a poussé trop vite et manqué de magnésium ou s'il a été élevé sur un poney mais j'ai une espèce de Lucky Luke nonchalant à la maison. C'est simple, mon frérot Abdel est comme le H de Khadija : il ne sert strictement à rien.

Je sommeille sans le voir à quelques centimètres de mon autre frère, Sofiane, qui lui, dort à poings fermés juste de l'autre côté de la cloison. C'est d'ailleurs un des rares moments où il est paisible. Du haut de ses 10 ans, c'est une véritable boule de nerfs. Il a de l'énergie à revendre. Du soir au matin, il déchaîne une énergie folle à courir de partout, à crier, à chanter, à faire le fou et à me chercher des noises, meskina (= pauvrette) que je suis. Normal, une soeur, c'est fait pour être embêtée par ses frères, non ?
N'ayez craintes. Je suis assez maline et je sais les prendre tous deux à leur propre jeu. Encore que le grand, je ne le calcule plus trop. Mais la petite canaille, là, c'est mon souffre douleur favori, ma boule anti-stress. Le plus marrant, c'est qu'il est très réceptif aux chatouilles. Il se tortille dans tous les sens quand je l'entreprends. Et j'ai vraiment du mal à résister de lui sauter dessus pour le papouiller quand je vois ses grands yeux noirs rieurs me regarder. On dirait des billes. Je l'envie car il a des cils magnifiques et longs. Par contre, impossible pour lui de me faire une entourloupe. Son regard trahit immédiatement sa pensée de petit filou. Sa rétine est un véritable prompteur. Je peux lire sa pensée en direct live. Elle défile dans son regard.

Mais revenons à notre mère à tous les trois : Khadija
Elle est ma bouée. Et est tout sucre. Khadija, c'est un assortiment de gâteaux du bled. Cornes de gazelles, makrouds, briouates... Ma maman, c'est du 100% miel. Un simple baiser sur sa joue et vous prenez 10 kilos d'un coup. Direct sur les fesses. PAF ! C'est la barre centrale du manège, l'étai du vieil arbre... C'est le socle. Oummi, c'est ma peluche géante. Enfin... Pas géante, en vrai. Un mètre cinquante cinq à tout casser mais presque aussi large que grande. Je pense qu'en cachette, elle abuse un peu des pâtisseries. Il faut dire qu'elle ne s'est jamais trop faite à la vie en France. Enfin... Les Minguettes à Vénissieux, c'est pas vraiment ce qu'on appelle la France. Je crois ne l'avoir jamais entendu parler à quiconque en français. En abusant un peu je pourrais même dire qu'elle ne parle jamais à personne. Son appartement HLM, elle a dû se battre comme un beau diable pour l'avoir quand Voldemort a pris la poudre d'escampette, il y a environ dix ans. À peine s'il a vu naître Sofiane. Son F4, c'est sa victoire et son univers. Contrairement à l'univers dans lequel nous, Terriens - et Martiens s'ils existent -, évoluons, celui de Khadija ne s'étend pas. Il aurait même tendance à se rétrécir entre les objets du Maghreb qu'elle glane de ci de là et qui envahissent notre espace vital, notre foutoir à mes frères et moi, et les chaussettes sales de mes frangins qu'ils sèment de partout tels des petits poucets en goguette et soquettes... puantes.

Quand elle était jeune, elle a quitté Essaouira pour la France. Enfin... Essaouira... Plutôt un petit village sans électricité, à flanc de colline aride, et à deux heures de marche de cette célèbre cité pittoresque et touristique. Seuls Abdel et moi étions du voyage. Sofiane était encore dans la pomme. Je ne me rappelle de rien. Je devais avoir environ deux ou trois ans. Pour ne pas oublier, elle a une énorme photo sur toile, tendue comme le string de Kim Kardashian mais sans aucun encadrement. Elle l'a commandée en ligne, avec mon aide, en envoyant une photo du port de cette jolie ville fortifiée en bord de mer. On y voit en premier plan un étal de pêcheurs. Souvent elle cite leurs prénoms. Après toutes ces années, elle se rappelle encore de chaque personne, où elle vivait, avec qui elle était à l'école ou avec quelle bande elle faisait les 400 coups dans l'enchevêtrement des blanches ruelles marchandes à l'abri des remparts. En second plan : des bateaux puis la mer ou plutôt l'océan Atlantique à perte de vue.

Ce "tableau" trône devant la baie vitrée, au quinzième étage de la tour H.
Interdiction absolue de la faire glisser du côté qui supporte ce cliché géant.
Si l'on veut accéder au balcon noir de crasse, il faut pousser latéralement l'autre partie de la baie qui se glisse ainsi derrière la première. Avec un peu d'imagination, le ciel fait la continuité avec la mer de la photographie. Avec beaucoup beaucoup d'imagination, même, car la pollution de la métropole lyonnaise associée au climat douteux et aux fumées toxiques de Feyzin (ville au sud de Lyon où se situe une raffinerie de pétrole géante) font que le ciel est plus souvent gris que bleu, y compris en été. Heureusement, yemma a énormément d'imagination et de pouvoir d'abstraction.

J'ai été un peu dure avec elle, dans mes propos. Elle voit tout de même quelques personnes. Évidemment, principalement des mamas du quartier, également originaire du Maroc. Un peu de mamans algériennes aussi, bien qu'elle ait coutume de dire "Eeeeh... Ma chérie, les femmes algériennes, elles sont pas tout à fait comme nous, les marocaines". Ma foi... Je ne cherche pas à comprendre. Je ne cherche pas non plus à comprendre pourquoi elle dit "les français" en parlant des autres alors qu'elle a toujours sa carte d'identité française dans son cabat quand elle va faire son marché. Elle est fière d'être française mais dans sa naïve jeunesse, on lui avait vendu la France différemment. Sans aller jusqu'au verts pâturages, elle espérait ou imaginait sans doute autre chose que la cité HLM de Vénissieux. Je pense que sa nostalgie a de profondes racines. Les couper lui donnerait sans doute une impression de trahir les siens et ses rêves de jeunesse. 
Si je dois retenir un adage maintes fois répété par ma mère, c'est celui-là : "On ne doit JAMAIS trahir ses rêves de jeunesse."
Ah oui... À propos : Les commerçants du marché aussi, elle leur parle. 'Faut dire qu'ils sont souvent maghrébins d'origine, mais pas que. Le marché lui rappelle le souk. C'est coloré et vivant !

D'ailleurs je la soupçonne d'avoir un petit faible pour le boucher, Roger le "français", même s'il vend du halouf (= porc) et qu'il est blanc comme un cachet d'aspirine. Il a une bonne bidoche. Euh... Je parle de son ventre. Quoique sa viande est bonne aussi. Son commerce a un bon débit de marchandise alors on peut lui faire confiance. La barbaque n'a pas le temps de faisander. Roger a aussi du débit en parole. Il a toujours un bon mot, une blague à dire. Il a dû être camelot avant d'acheter son camion de boucherie, j'en suis sûr. Ses moustaches cachent difficilement ses fossettes. Et quand il sourit, ses bacchantes se déploient alors et font apparaître ces creux si particuliers dans ses grosses joues rosâtres. Khadija n'y résiste pas. Elle glousse sous cape à chacune de ses facéties. C'est loin d'être un Apollon mais il sait y faire, le bougre, avec ces dames. Aucune d'entre elles n'est dupe. Chacune sait fort bien qu'il est un dragueur invétéré mais il est aussi impossible d'y résister que d'échapper au regard de la Méduse. Comme le dit l'adage, "femme qui rit, à moitié dans ton lit". Roger n'y pense cependant pas le moins du Monde. Il aime juste amuser la galerie et voir ses clientes heureuses.

Après cette nuit, si demain j'ai une bonne nouvelle, je pourrais envisager de quitter un jour ce petit monde. Ce microcosme chaleureux et étouffant en même temps. Khadija, Sofiane et même ce bon à rien d'Abdel vont me manquer, sans doute.

Ah ! J'ai oublié de vous parler de mon père... Figurez-vous que c'est délibéré. Circulez ! Y a rien à voir !

Maintenant : dodo
Abdel a fini ses cochonneries car j'entends ses ronflements.

Il est fait pour toi, ma fille.Où les histoires vivent. Découvrez maintenant