.Choose.

28 9 10
                                    


Shi était fier de lui. Après tout, mettre les autres en position de faiblesse, c'était ce qu'il faisait le mieux. Si cette fille voulait s'incruster dans leur nouvelle vie, elle ferait mieux de parler d'elle. " On ne fait pas confiance à un nouveau ", c'était la toute première leçon de vie que Shi avait appris de son père adoptif.

Il avait grandi, ou du moins, tenté de grandir, dans une de ces maisons en bordure de la Ville, aux allures de jouets pour enfants en carton. Les gens qui l'avaient recueillis étaient un couple, deux hommes qui avaient craqués devant ce bébé qu'on leur offrait, eux qui ne pourraient jamais en avoir*.

Jusqu'à ses dix ans, Shi avait été le plus heureux des petits garçons. Marcuse, celui qu'il préférait, était le plus gentil et le plus doux du couple. C'était lui qui lui avait appris le nom des étoiles, comment cuisiner correctement, trouver son propre style vestimentaire aussi, et c'était lui qui écoutait les problèmes du petit garçon, d'une oreille attentive.

L'autre, Rore, était un homme renfermé sur lui-même, assez bourru, mais qui aimait de tout son coeur Marcuse, et petit à petit, l'enfant qu'on leur avait confié.

Les deux l'aimaient énormément, et jamais ils n'auraient racontés à quiconque que leur petit garçon était un Terrien. Marcuse et Rore adoraient la couleur intense de ses yeux, et ne se laissaient pas de les regarder avec émerveillement.

Tout avait basculé le jour où Marcuse n'était pas rentré, un soir. On avait appris le lendemain qu'il avait été tué dans un bar, pendant une bagarre au couteau. Un accident, mais qui avait fait changer Rore radicalement. Du jour au lendemain, il était devenu glacial. Plus rien ne comptait pour lui que son chagrin, et Shi, impuissant, ne savait pas quoi faire pour l'aider à retrouver ce sourire renfrogné qu'il faisait quand il était heureux.

Rore rentrait de moins en moins. Shi avait dû se débrouiller seul, pour subvenir à leurs besoins, et payer les factures. Car l'homme buvait, beaucoup, et ne travaillait plus, noyant sa douleur dans l'alcool. Alors, l'enfant avait commencé à accepter de travailler pour des gens malhonnêtes. Au début, c'était voler des petits objets, s'introduire chez des particuliers, revendre de la drogue à petite dose, puis, quand il s'était senti prêt, il avait commis son premier meurtre.

Et puis, un soir, Rore se suicida. Avec un tesson de bouteille, il s'était tranché les veines. Pas un mot pour Shi, rien du tout.

Personne n'en avait rien su. Ce n'était qu'un pauvre homme, que personne ne connaissait, un inconnu sans valeur ni couleur. Shi avait vécu longtemps dans cette maison vide, en continuant à tuer pour survivre. Seul, sans affection, sans amis, sans amour.

Marcuse et Rore lui manquaient toujours. Mais, avec le temps, il savait comment étouffer ses sentiments, pour ne plus ressentir que son corps, son sang qui pulsait, ses muscles qui bougeaient, ses poumons qui respiraient.

Il ferma les yeux. Revivre en une seconde tous ces souvenirs était étrange, pas désagréable, mais trop intrusif et brutal.

- Je viens d'un cirque, j'ai été vendue au directeur par ma mère adoptive. Si je pars, il me dénonce. Mais... Il ne pourra pas me retrouver, ici ? dit Lorelei d'un ton où perçait l'angoisse.

Shi secoua la tête.

- Dis-nous ton pouvoir, ça peut te donner une chance de vivre plus longtemps, répondit-il avec un sourire malicieux.

- Je... C'est un peu compliqué à décrire, mais quand on me présente quelque chose de nouveau, je l'assimile et le maîtrise parfaitement au bout d'une seconde environ. Si tu me donnes un livre sur la métaphysique, je lirais la première page et je  serais un génie en métaphysique, dit-elle comme si elle essayait de convaincre les autres de son utilité.

Vespera haussa les sourcils, étonnée.  C'était un talent non négligeable.

- Bon, c'est top tout ça, mais vous avez pas une petite faim ? intervint Norem, en bâillant. Il était couché sur le tapis, dans une posture suggestive, totalement inconscient qu'il avait toujours une attitude de prostituée, mais gracieux malgré tout.

Vespera sourit. L'air exaspéré de Shi l'amusa, même si elle savait qu'il appréciait l'intervention de Norem.

- On est des Terriens... Il pourrait y avoir un peu plus d'esprit d'équipe, quand même, souffla Lorelei en faisant une moue.

- Que représente ton tatouage ?

- Vespera, c'est ça ? Mon tatouage... C'est une longue histoire, mais ça ne
t'apprendra rien de très intéressant. Personnel, répondit la jeune fille froidement.

Vespera la regarda intensément, puis détourna le regard.

- Reste dans un coin. On prépare le déjeuner, on a besoin de temps pour discuter, précisa Shi en fouillant dans son placard.

Lorelei baissa la tête et s'assit dans le seul fauteuil de l'appartement, pendant que Vespera et Norem allaient sur la terrasse. Ils fermèrent la porte, pour parler sans qu'on les entendent, Shi préférait rester seul pour réfléchir.

- T'en penses quoi, toi ? commença la jeune fille.

Norem remit en place une mèche de ses cheveux qui se rebellait, puis laissa ses yeux errer sur la Ville, en contrebas.

- J'en sais trop rien. J'ai pas vraiment envie d'accueillir une nouvelle tête dans le groupe. On est déjà bancals, c'est pas la peine d'en rajouter. Mais bon, si on est plus nombreux, ça ira peut-être mieux pour nos projets ?

Vespera approuva.

- Je pense un peu la même chose. En plus, si son patron est à ses trousses, on risque gros quand même, dit-elle d'un ton soucieux.

- Oui. Mais...

Une hésitation laissa plage sur le visage angélique de Norem.

- Elle est comme nous... On ne peut pas la laisser tomber, c'est une Terrienne...

Il ne l'avouerait pas, mais une sorte de lien s'était créé entre eux. Comme une connexion fraternelle, comme ceux d'une même race qui s'étaient enfin trouvés après des années de solitude, à vivre avec des pouvoirs interdits.

- Moi je suis d'avis qu'on pourrait lui donner une chance, conclut-il.

Une vague de compassion venait d'enserrer son coeur. Il ne savait pas pourquoi, mais cette fille lui faisait maintenant de la peine. Norem avait toujours été comme ça.

Un instant, il détestait quelqu'un, et une seconde plus tard, il voulait connaître cette personne et devenir proche de lui, fasciné d'un seul coup par qui elle était.

L'indécision, l'influence, beaucoup trop de choses qui faisaient de lui un être changeant.

- Bon. Je vais transmettre à Shi nos impressions.

Et ils rentrèrent dans l'appartement, laissant dehors l'air tiède du midi, emportant dans un vent mélancolique les derniers grains de sable, comme une chanson sans fin.

L'heure Bleue Où les histoires vivent. Découvrez maintenant