En cette nuit sans lustre, sans fin, je vis l'esprit infâme qu'il était se délecter de la plus misérable des pensées ; celle de voir son prochain échouer, tomber, s'étouffer lamentablement dans son échec.
Annabelle Stanford, Le Sans-âme, 1995
Je regrette tant de choses. D'avoir ignoré les conseils d'un ami. De m'être laissé dévorer par mon égoïsme. D'avoir été aveugle aux signaux pourtant nombreux, éblouissants d'évidence, qui m'exhortaient d'abandonner. Il est désormais de mon devoir de rapporter au monde quelle infamie a émergé du ventre de notre planète pour en conquérir la cime. Si seulement ma volonté m'appartenait toujours...
Une autre silhouette pénètre dans son royaume dévorant, miroir de notre décadence, catalyseur de nos vices. Hé, vous ! Dans un sursaut de lucidité je tente de lui transmettre les fragments déliquescents de mon histoire, celle de la plus grande dégringolade qu'un homme à l'apogée de ses capacités puisse connaître.
*
Il culminait à 9632 mètres d'altitude, détrônant de presque 800 mètres l'Everest, ce qui en faisait le nouvel eldorado de l'alpinisme commercial. Son ascension m'obsédait depuis qu'il m'était parvenu par la télévision népalaise ce jour d'avril 2024. Ou devrais-je dire, depuis que l'image de cette combe striée semblable à la mâchoire béante d'un monstre chtonien, avait aspiré le peu de motivation qu'il me restait pour exercer mon travail. Je me demandais parfois comment mes collègues de l'agence de Boston parvenaient à rester productifs dans leur environnement artificiel. À bien y réfléchir, l'être humain était de loin le plus patient des mammifères. Quel autre animal était capable de passer des heures, des semaines, des décennies entières à des occupations superficielles, quand elles n'étaient pas délétères pour les autres ou pour notre planète, dans l'unique but de jouir de la liberté de s'ennuyer et de consommer aveuglément ? Gravir ce sommet n'était pas un caprice de quadragénaire. C'était une question de dignité.
Aussi pelées qu'un arbre sans écorce, les extrémités de ses deux versants défiaient la neige de s'y poser. De nombreuses rumeurs, théories et explications abracadabrantesques tentaient de donner du sens à ce phénomène pour le moins étrange. Rien de tout ceci ne m'intéressait ; le nouveau sommet le plus haut du monde appelait l'intrépide qui depuis longtemps s'agitait en moi.
Chaque jour, des centaines de passionnés tentaient de le dompter, et chaque jour ils échouaient. Beaucoup ne revenaient pas. Les sherpas commencèrent à invoquer une superstition d'un autre âge, évoquant un mal qui depuis des éons sommeillait sous la montagne. Ce mal aurait été réveillé par l'avidité des records, par la vacuité des ascensions toujours plus assistées, facilitées par du matériel de plus en plus sophistiqué et par des connaissances techniques et météorologiques qui désacralisaient ce qui autrefois tenait de la prouesse humaine. Le 14 avril 2024, les plaques tectoniques indienne et eurasiatique redessinèrent le relief de l'Himalaya pour donner naissance à cette beauté que j'allais bientôt défier. On oublie trop souvent que nous ne sommes qu'une parenthèse infinitésimale dans l'histoire de la Terre, et que bien des phénomènes inédits durent se produire sans qu'ils ne s'encombrent de délires apocalyptiques. Tous ces racontars n'étaient là que pour combler le gouffre de nos incertitudes. Jour après jour, je continuais mon acclimatation avec la rigueur d'un moine Shaolin.
*
C'était peu avant mon départ, quand quelqu'un sonna à la porte de mon refuge. J'appelle refuge cet appartement situé dans le quartier de Patan à Katmandou, que j'occupais depuis six ans. Le visage rond de ce cher Suleman me parvint à travers le judas. Je ne pus me retenir de lorgner ses mains avant de le laisser fouler le sol de mon antre. Un sourire incontrôlable déforma mes lèvres : il l'avait fait ce vieux débris !
— Suleman, mon ami ! lui dis-je en l'étreignant chaleureusement.
— Monsieur Patterson. Pourquoi diable habitez-vous à côté d'un camp militaire ?
— Détendez-vous, nous ne faisons rien d'illégal. La file d'attente pour la Bouche du diable ne cesse de s'allonger.
— Justement, ces documents pourraient compromettre le business juteux des agences. Depuis que la montagne a poussé, l'argent des touristes se déverse sur Katmandou comme un torrent déchaîné, incontrôlable. Le gouvernement ne tient certainement pas à fermer les vannes.
J'envisageai furtivement le complexe sportif de l'armée népalaise avant de lui faire signe d'entrer. Les documents qu'il s'apprêtait à me remettre étaient d'une importance capitale ; ils l'étaient pour quiconque voulait se donner la chance de gravir ce nouveau sommet qui avait ôté la vie ou la raison de bien des alpinistes.
— Est-ce la retranscription complète ?
— Une traduction anglaise de la totalité de son interrogatoire.
— L'avez-vous lue ?
L'ancien inspecteur du Bureau Central d'Investigation de la police Népalaise me lança un regard fuyant, et ce regard me disait qu'il ne craignait pas les autorités de son pays, mais quelque chose d'infiniment plus redoutable ; quelque chose de fondamentalement mauvais. Il changea subitement de ton et prononça une injonction qui resta gravée dans ma mémoire :
— Brûlez ces documents et préservez-vous de l'ignominie qu'ils renferment ! Le témoignage de ce porteur n'est que pestilence. Ses mots sont d'une noirceur plus profonde que l'encre la plus noire que l'on puisse imprimer sur du papier. Aucune âme saine d'esprit ne devrait avoir à lire ce torchon. Je vous en conjure, écoutez-moi, et préservez votre innocence !
— Allons, vous n'allez pas vous y mettre, lui dis-je d'un air agacé.
— Je pars dès demain vivre chez ma sœur – je ne puis séjourner plus longtemps dans cette ville de fous, affirma-t-il d'une sincérité qui me brisa le cœur.
— Ne voulez-vous pas savoir ce qu'il y a au sommet ?
— Ceci est le dernier service que je vous rends, Howard. Que la force de Vāhana vous accompagne durant votre ascension. Adieu.
Encore ébahi par son discours, je lui glissai quelques roupies dans la poche de sa veste pour lui témoigner de ma reconnaissance. Il me gratifia d'un sourire généreux puis s'en alla.
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Échos du possible
القصة القصيرةRecueil de nouvelles, laboratoire d'idées et grand bazar des mots.