Prologue :

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Prologue: Ange.

Il y a 4 ans.

Comment ai-je pu me retrouver dans cette situation ? C'est franchement à chier d'en arriver là. Pourtant, d'un point de vue extérieur, cela pourrait en faire rêver plus d'un. Malheureusement, ce n'est pas mon cas.

Quand, des années après ma dernière visite au manoir Duvale, j'avais enfin accepté de retourner à Londres, ma ville natale, avec Valentin, je n'avais pas du tout anticiper ce désastre. Et c'est à cause de ce manque flagrant de lucidité que je me retrouve à la table familiale, confortablement installé sur ma chaise rembourrée alors que mon cher et tendre est lui agenouillé devant moi, une bague dans sa main tendue vers moi.

J'étais tellement sous le choc quand il s'est mis à genoux à mes pieds que je n'ai pas écouté un traître mot de ce qui devait être une belle déclaration — il aurait pu me chanter la sérénade que je ne l'aurais pas entendu tant mes oreilles sifflent. Stoïque, je ne parviens même pas à forcer mes lèvres à s'ourler en un petit sourire. Plus que de convenance, il est dorénavant indispensable, mais si difficile à esquisser. Le comble quand on sait que j'arrive si facilement à m'y contraindre depuis le seuil de cette fichue maison passée, il y a déjà quelques heures.

Enfin, si je suis honnête avec moi-même — ce qui arrive, j'en conviens, très rarement, le déni est l'allié le plus fidèle de l'homme malheureux — cela fait beaucoup plus de temps que je feins la joie de vivre à toute épreuve alors qu'au fond rien ne trouve plus sa place.

Tout à l'air rangé en apparence, mais c'est le chaos à l'intérieur de moi. J'ai l'impression que la vie qui m'entoure est vide de sens.

Je suis incapable d'influer sur le cours des choses, tout se passe comme si je ne pouvais qu'être le spectateur de quelques chose que tous appellent « ma vie ». Depuis quand me suis-je effacé à ce point pour rentrer dans un moule de convenance ? Depuis quand ai-je arrêté d'être heureux ? L'ai-je seulement déjà été ? Bien sûr que oui, mais c'était il y a, au moins, une éternité.

Un raclement de gorge me sort de mes divagations, les yeux de Val me scrutent comme si le silence que je nous imposais depuis sa demande n'était que le fruit de ma perpétuelle volonté de pimenter notre vie à coup de suspense glacé et de répartie enflammée.

Il ne comprend toujours pas que mon âme d'artiste est plus sombre que délirante, que mon quotidien ne tient des Fleurs du Mal que le Spleen et qu'il est loin d'être mon Idéal.

Je suis affligé par son manque de lucidité.

Je n'ai même pas envie de le peindre. Là, alors qu'il me fait sa demande, mes doigts ne fourmillent même pas du besoin d'attraper le premier pinceau venu pour représenter ce moment qui devrait être un des plus beau de ma vie.

Je ne suis pas amoureux de lui, cela crève les yeux, et je pensais sincèrement qu'il le savait. En vérité, je n'ai jamais fait beaucoup d'effort pour jouer l'amoureux transi — pour preuve, c'est la première fois en trois ans de vie commune que je le présente à ma famille. Et évidemment il lui aura suffi de cette unique occasion pour me demander en mariage aux pieds de la table familiale. Bordel de merde, ça fait chier.

Alors que lui est toujours suspendu à mes lèvres, désespérément closes, mon regard le quitte pour s'attarder sur les personnes témoins du spectacle, attendant sûrement une réponse aussi ardente que la demande leur a semblé passionnée.

Ma mère tient la main de mon père et, de l'autre, essuie ses yeux faussement larmoyants grâce à son mouchoir en tissu beige. Le mythe prétend d'ailleurs qu'il serait aussi vieux qu'elle.

Mon cher papa, quant à lui, fait tourner son vin rouge en observant sa robe comme s'il n'en avait pas déjà bu trois verres avant celui-ci. Il semble si concentré qu'on pourrait presque le croire vraiment concerné par ce fichu jus de raisin pourri. Je ne sais pas exactement qui il croit duper vu que la seule personne ici qui ne le connaît pas — lui et son besoin archaïque de tout contrôler, lui et ses avis tranchées sur ce que devrait être une famille — ne lui porte, à cette heure-ci, aucune attention vu que ses prunelles sont toujours collées à moi.

Même si quelques larmes dévalent les joues peinturlurées d'Addison — ma sœur -, c'est plus pour lui donner un air intéressé qu'une quelconque réaction illustrant ses véritables émotions.

Seul mon frère m'adresse un véritable sourire en coin. Lui sait. Elio, mon frère jumeau, arrive à faire que mes lèvres s'incurvent – enfin – même légèrement.

Son regard ne veut pas dire : « Whouah, c'est super frangin, je suis content que cette histoire avec ce mec soit sérieuse et te rende heureux », il veut plutôt dire : « Oh putain frangin ! T'es pas dans la merde. Comment tu vas lui dire que le cœur dans ta poitrine ne battra jamais pour lui car il bat déjà pour un autre...? » J'ai presque envie d'éclater de rire quand je lis dans son regard gris perle qu'il a parfaitement compris tout ce que je me suis efforcé de lui cacher pendant des mois.

Il paraît que les jumeaux sont « connectés ». Je peux affirmer qu'Elio et moi le sommes définitivement.

Certains mettent cette particularité sur le dos de notre gémellité monozygote, moi, je pense simplement que l'on se comprend. Parfois bien trop pour que notre relation reste exempte de toutes tensions.

Et pour cause, il lit en moi comme dans un putain de livre ouvert. En ce qui me concerne, sa psyché me semble plus en fouillis qu'impénétrable. Je le comprends d'un coup d'œil mais ses petits secrets restent toujours bien cachés parmi le bordel de ses pensées. Alors que les miens n'ont toujours eu aucune chance de réchapper à ses analyses oculaires avisées.

Nous voilà donc partis dans une conversation silencieuse tout à fait inappropriée à cet instant vu que l'homme qui partage ma vie depuis maintenant plusieurs années est toujours agenouillé devant moi sur un sol — bien que propre — dur.

Son gris dans mon bleu – différents tout en étant semblables – , je l'entends très distinctement souffler à mon oreille :

Je connais ce regard, frangin... Mais là c'est le moment de faire marche arrière. Pas de foncer dans un mariage dont tu ne veux rien.

Il le faut. Ça ne peut plus durer, je n'en peux plus de l'attendre ça doit s'arrêter, pensé-je, haut et fort, pour Élio.

Tu vas le regretter...

Je le regrette déjà à chaque seconde qui passe.

Putain ! Je détache enfin mes yeux des siens.

J'ai l'impression qu'on a passé mon cerveau à l'essoreuse ou qu'un mini Élio s'est invité pour une petite danse dans mon cortex cérébral – ce qui arrive de plus en plus souvent ces temps-ci, d'ailleurs.

C'est éreintant d'être aussi bien compris sans un mot, mais c'est aussi le sentiment le plus rassurant que je n'ai jamais éprouvé. Quoi qu'il arrive, je sais que mon frère comprendra mes silences et mes non-dits. Il sera là et c'est une chance inestimable. Il sera là. Même s'il sait pertinemment que j'en aime un autre que mon futur époux. Même s'il voit que je vends mon bonheur, non pas pour « avancer » comme il n'a de cesse de me le conseiller, mais pour narguer l'homme qui m'a autrefois brisé le cœur. Il sera là. Et j'en profite.

— C'est oui, Val. Marions-nous, réponds-je enfin à un Valentin qui s'empresse de se relever pour poser ses lèvres sur les miennes.

— Je t'aime, Ange. Tu seras le plus beau des maris et moi le plus heureux des hommes.

Je vais l'épouser. Je ne l'aime pas. Je ne l'aimerais probablement jamais comme lui semble déjà m'aimer. Il mérite mille fois mieux. Mais je vais l'épouser. Et j'arriverais peut-être à prétendre, au moins quelques années, que cela me suffit. Faire semblant, je sais le faire.

Un pansement sur la plaie béante de mon cœur, voilà ce qu'est ce mariage.

La Flamme dans ses yeuxOù les histoires vivent. Découvrez maintenant