Tous les invités s'étaient retrouvés réunis dans la grande salle de réception de la maisonnée, attendant impatiemment que la maîtresse de maison daigne faire son apparition, mais voilà plus de trois heures qui venaient de s'écouler et aucun signe de cette dernière ne semblait se manifester. Certains pensaient qu'il était peut-être trop tôt tandis que d'autres estimaient qu'au bout de six mois, il serait tant que celle-ci cesse de porter le deuil. Mais pouvait-on lui en vouloir ? Feu le maître de maison aurait disparu dans d'horribles et brutales circonstances. Depuis lors, celle que l'on s'amusait à surnommer la « Rose » de la grande société s'en était retrouvée fanée de chagrin et plus personne n'avait, ne serait-ce, que poser les yeux sur son visage endeuillé le jour des funérailles.
Toutefois, les portes de la maisonnée ne furent jamais complètement fermées et parfois, il arrivait que quelques indésirables, autant que les rats, réussissent à y pénétrer dans l'espoir de voir la belle.
Sans succès. Celle-ci se terrait formidablement bien entre les murs de ce qui, à présent, était sa propriété.
– Madame, ne devriez-vous pas aller saluer les personnes présentes ?
– Ai-je une quelconque obligation morale ou bien légale envers ces nuisibles ? Je ne pense pas. Comme tous les autres, ils finiront bien par s'en aller.
Lucienne Galaway se trouvait dans son salon privé, face à un tableau qu'elle ne cessait de contempler jour après jour. Une immense toile, peinte à l'huile, trônant très largement au-dessus de la si petite cheminée. Une toile qu'elle méprisait et qu'elle avait toujours méprisée : Le portrait de son défunt mari.
– La seule chose qu'il a su faire correctement, fut de mourir. Quelle ironie. C'était un mari épouvantable, c'est vrai, mais le plus désolant fut qu'il était encore un plus mauvais amant. Je ne compte plus le nombre de fois où nous avons essayé et où j'ai dû prétendre de... Rien que d'y penser, je me...
– Madame ! la coupa sa domestique, visiblement gênée qu'une Dame de son importance puisse tenir de tels propos sans aucune honte, ni aucune retenue.
– T'ai-je choquée ? s'en amusa-t-elle en voyant celle-ci planter son regard dans le tapis jonchant le sol.
– Je ne voudrais pas avoir de paroles déplacées, mais je ne suis peut-être pas la personne la mieux placée dans cette maison pour entendre les affaires de votre vie privée.
– Si ce n'est toi, Sophie, alors avec qui pourrais-je bien discuter du fait que je ne trouvais aucun plaisir dans mon intimité ?
– Peut-être que Madame devrait songer à prendre une Dame de compagnie. Une confidente vous ferait probablement beaucoup de bien et cela enlèverait un poids de vos épaules...
– Un poids ? Penses-tu que je porte ma solitude sur les épaules comme un épais manteau d'hermine ? Regarde-moi bien, Sophie. Vois-tu là le visage d'une femme seule ? Malheureuse, probablement ?
– Non, Madame, confessa alors la domestique mortifiée d'avoir très certainement eu des paroles déplacées.
– Parce que figure-toi que c'est là, le visage d'une femme comblée. Libre. Libérée.
Libérée de cet homme. Libérée de toutes sortes d'obligations. Libérée de la pression sociale et sociétale. Libérée de tout ce qu'un mariage arrangé lui avait apporté et ce à quoi cela l'avait enchaînée. Pendant près de cinq ans, Lucienne avait porté le poids de cette union tel un boulet scellé à sa cheville et depuis l'accident... Elle se retrouvait soudainement soulagée.
– Je sais ce que ces hommes en bas me veulent et je ne leur donnerai sûrement pas satisfaction. Je ne me remariais pas. Jamais, même. Le mariage n'existe que pour priver une femme de ses libertés et pour la contraindre à devenir une poule pondeuse. Sais-tu combien de fois ma propre belle-mère m'a obligée ? Combien de fois s'est-elle introduite dans ma chambre pour y glisser pilules, herbes et que sais-je soi-disant pour aider ma fertilité ? Combien de fois est-elle venue me trouver en privé afin de m'expliquer comment ces choses se faisaient ? Comme si j'avais besoin d'un cours ou d'un dessin. J'ai reçu l'éducation nécessaire à ce sujet-là, crois-moi ! Néanmoins, je m'attendais à davantage de compréhension, voire de compassion, de la part d'une autre femme. Je m'attendais à... Un minimum de respect. Chose que je n'ai jamais eue dans cette maison et chose que je n'aurai jamais si je descends.
– Je suis certaine que Madame la Comtesse pensait à votre bien et à celui de la famille !
– Le bien de la famille ? Mon bien ? répéta Lucienne en rigolant sarcastiquement, Comme si cette vieille harpie se souciait de ces choses-là. Elle voulait un petit-fils, et ce, à n'importe quel prix. Elle était prête à me droguer afin de me glisser dans le lit de son fils, Sophie ! Te rends-tu compte ? Et par le plus grand des malheurs, si un enfant était né, alors j'aurais tout perdu. Ma richesse. La maison. Les titres qui me reviennent de droit, car après tout ce que j'ai sacrifié, n'ai-je pas le droit à une telle récompense ?
Parce qu'après ces cinq dernières années à souffrir, Lucienne se sentait dans son droit, mais peu de gens partageaient son point de vue, sa vision. Elle était encore assez jeune et assez jolie pour épouser un homme étant de vingt ans son aîné. Elle était encore assez en forme physiquement pour avoir trois ou quatre enfants, elle qui n'en avait jamais eu.
Mais la cerise sur le gâteau était que Lucienne était présentement une femme riche et cela, la société en manquait cruellement. Des femmes de pouvoirs ? Il n'y en avait qu'une poignée. Quelques divorcées au mieux, mais des veuves ? Oh grand Dieu que non ! Les femmes de son âge ne demeuraient généralement pas veuves bien longtemps, car aussitôt dans le chagrin, aussitôt à l'autel, et rares furent celles ayant eu le temps de ne serait-ce que couvrir la période de deuil entièrement.
– Je suis fatiguée à présent, laisse-moi, ordonna la jeune femme.
– Bien, Madame. Appelez-moi si vous avez besoin de quoi que ce soit, indiqua la domestique s'apprêtant à prendre congé.
– A ce propos, Sophie... J'ai une tâche pour toi !
– Oui ?
– Débarrasse-toi donc de ces rats pour moi. Je n'ai pas le cœur de les chasser moi-même aujourd'hui et quand bien même, je l'aurai, je le ferai avec le fusil de chasse de mon époux. Néanmoins, je présume qu'il est plus facile de passer le balai que de frotter une tache de sang, non ? Et puis, je détesterai abîmer ces tapis d'une valeur inestimable !
– Je m'en occupe, Madame.
Lucienne Galaway était une femme libre, mais le plus effrayant était qu'elle désirait le rester. Or, selon les bonnes mœurs, si vous venez à laisser une femme seule trop longtemps, des idées pourraient alors lui venir et il n'y a rien de plus dangereux aujourd'hui qu'une femme indépendante qui pense par elle-même et pour elle-même. Car un jour ou l'autre, les femmes prendront la société et lui arracheront alors tout ce que celle-ci leur a un jour prit. Un jour ou l'autre, les femmes auront le pouvoir d'accomplir tout ce qui leur passera alors par l'esprit. Un jour ou l'autre, les femmes écriront sur les injustices et à partir du moment où elles s'exprimeront et feront entendre leurs voix, alors plus rien ne sera à même de les arrêter.
Ni elles, ni le mouvement qu'elles auront lancé.
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Le club des gentlemen extraordinnaires
Historical FictionSi vous tendez bien l'oreille, il se pourrait que vous entendiez un secret. Le secret. Car voilà qu'il se fait dire dans les petits salons et quelques salles de réception que si vous rencontrez un problème, elles peuvent alors vous aider. Mais le fe...