La propriété des Galaway était dans la famille depuis six générations. À trois heures de route de la capitale, à l'écart des regards indiscrets, il était dit que le terrain ainsi que la maison furent un cadeau de la part du Roi Victoire au premier comte Galaway pour son aide lors de la Guerre des Trois Ponts. Quiconque alors possédait la maison, possédait aussi les richesses qui allaient avec et bien évidemment attirait avec lui toutes les jalousies. Toutefois, si la maîtresse de maison actuelle ne semblait pas très chaleureuse vis-à-vis de ses nombreux visiteurs, il y avait malgré tout une personne que celle-ci recevait régulièrement : Maître Archibald Berton, le notaire de famille.
– Vous avez l'air d'être en pleine forme, Madame, lui fit remarquer ce dernier, le regard dissimulé derrière sa tasse de thé.
– Ne l'étais-je déjà pas la dernière fois que vous êtes venu, c'est-à-dire le mois dernier ? Je pensais nos affaires réglées, mais si vous êtes là, c'est que vous avez du nouveau pour moi.
– En effet, je crains d'être venu vous trouver en tant qu'oiseau de mauvais augure.
– Voilà qui est fâcheux. Extrêmement fâcheux, souleva Lucienne.
– Je suis navré, croyez-moi que je fais tout mon possible pour que la situation s'arrange le plus rapidement possible, mais je...
– Maître Berton, l'interrompit brutalement Lucienne, voilà six mois que mon mari est décédé et que, par conséquent, vous me répétez la même chose. Vous faites tout votre possible ? Visiblement, cela n'est pas suffisant, donc je me demande sérieusement pourquoi je vous paye ? Hmm ? Dites-moi une chose, Maître, me prenez-vous pour l'une de ces veuves éplorées sur laquelle vous pourriez exploiter allègrement son chagrin ?
– Non, bien sûr que non ! Voyons, Madame, vous me connaissez et vous savez que je ne prends aucun plaisir à...
– Justement, non, je ne vous connais pas. Dois-je écrire une lettre aux journaux afin de vous couvrir de ridicule ? Le menaça-t-elle. Peut-être qu'en voyant votre portefeuille de clients s'amincir, vous seriez alors plus enclin à travailler sérieusement sur mon dossier.
– Cela me peine que vous le preniez ainsi, Madame. Je peux vous assurer que vous êtes ma priorité depuis...
– Alors, cessez de jacasser et mettez-vous au travail, bon sang de bois ! Montrez-moi que je vous paie pour quelque chose et débarrassez-moi de tous ceux qui viendraient contester mes droits.
Il n'y avait rien de plus agaçant pour Lucienne que de constater que chaque mois, les Galaway essayaient encore et toujours de contester l'héritage que lui avait légué son défunt mari. Elle savait très bien qu'ils essayaient tous de la mettre dehors, et ce, par tous les moyens, mais elle avait appris et remarqué qu'il n'y avait rien de plus protecteur qu'un bout de papier notarié sur lequel votre nom était marqué en toutes lettres, noir sur blanc. Ce bout de papier était la garantie de sa vie. Une sorte d'assurance, d'ailleurs. Certes, il avait été un terrible amant, mais au moins, elle avait su faire le nécessaire pour s'assurer qu'il lui laisse au moins cela.
– Si vous avez fini votre thé, vous pouvez y aller, signifia Lucienne, et étant donné que vous venez régulièrement, vous savez où se trouve la porte donc il est inutile que je vous raccompagne.
– Je présume que nous nous reverrons le mois prochain, Madame, la salua-t-il en se levant.
– Honnêtement ? Je n'espère pas.
– Bonne journée à vous, Madame.
– Bonne journée, Maître.
Une fois le notaire parti, Lucienne prit cinq minutes pour se relaxer. Le calme n'était qu'une apparence et chaque jour semblait être un combat. Un constant combat. Un combat contre sa propre famille, un combat contre tous ceux souhaitant sa place, un combat contre la société elle-même.
– Est-ce que vous souhaitez monter dans votre chambre afin de vous reposer quelques heures, Madame ? demanda Sophie en entrant dans la pièce.
– Notre invité s'en est allé ?
– Oui, Madame. Monsieur Berton est partie.
– Parfait. Oui, vraiment parfait, soupira la maîtresse de maison.
– Puis-je faire quelque chose pour vous ?
– Tu peux disposer, Sophie.
– Bien, Madame.
Peu de temps après, Lucienne quitta le petit salon à son tour afin de regagner le plus grand, se plantant une nouvelle fois devant le portrait de Frédérick. Elle se souvenait encore de ce jour, lui scandant son nom et elle refusant de quitter sa chambre. Elle n'avait pas envie d'être présente ni même représentée d'une quelconque façon que ce soit à ses côtés. Une fois le peintre parti, s'en était suivi une de leurs traditionnelles et innombrables disputes à propos de son rôle de femme, de ses devoirs et de tout ce qu'elle lui devait.
" Je t'ai sorti de la rue et de la misère, tu pourrais au moins avoir la décence de faire semblant". Mais faire semblant était tout ce que Lucienne connaissait, même quand il la prenait par surprise, tard le soir, alors qu'il revenait complétement ivre de son club.
– J'ai toujours détesté cette toile, répéta-t-elle de nouveau.
Pourtant, malgré toutes les épreuves que le Seigneur avait pu mettre sur son chemin, jamais, ô grand jamais Lucienne n'avait osé décrocher cette croûte de son mur. Ce n'est pas l'envie de la brûler qui lui manquait, mais elle la gardait comme excuse. Comme défouloir. Sur qui allait-elle cracher ou qui allait-elle maudire dans ses plus mauvais jours ? Il était parti et il lui avait laissé un beau bordel, comme une sorte de revanche.
Donc, si elle ne pouvait lui mettre le feu, elle pouvait toutefois faire autre chose pour se divertir. Diantre ! Pourquoi n'y avait-elle pas pensé plus tôt ?
– Sophie ? Sophie ! Sophie ! s'écria-t-elle soudainement, toute excitée par l'idée.
La domestique arriva en toute hâte, paniquée, se demandant très probablement ce que voulait sa maîtresse.
– Oui, Madame ?
– Demande à Esteban s'il nous reste un pot de cette épaisse peinture noire que nous avons utilisée pour refaire les travaux dans l'aile est de la maison.
– Madame souhaite de nouveau s'atteler à la décoration ? s'inquiéta la domestique.
– Cette pièce manque cruellement d'un petit peu de... Fantaisie, releva Lucienne tout sourire.
– Souhaitez-vous que je demande à Esteban de venir ? Je suis certaine que cette tâche serait plus appropriée pour...
– Sophie, l'interrompit la maîtresse de maison, vas-tu toi aussi me faire comprendre que je gaspille mon argent en payant des gens n'existant que pour questionner le moindre de mes faits et gestes ?
– Non, bien sûr que non, c'est juste que...
– Je ne veux pas de ta justification, je veux que tu ailles me chercher ce pot de peinture. Allez, zou ! Je n'ai pas toute la journée non plus.
Assurément que si, car que pouvait-elle faire d'autre que cela ? Les journées d'une femme de son statut étaient finalement bien monotones et Lucienne détestait la monotonie plus que n'importe qui. Broder, peindre, jouer d'un instrument ou se promener ne lui suffisait plus.
Lucienne rêvait de s'amuser.
Et quoi de plus amusant que de braver tous les interdits qui lui furent jadis imposés ?
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Le club des gentlemen extraordinnaires
Ficción históricaSi vous tendez bien l'oreille, il se pourrait que vous entendiez un secret. Le secret. Car voilà qu'il se fait dire dans les petits salons et quelques salles de réception que si vous rencontrez un problème, elles peuvent alors vous aider. Mais le fe...