1. Un pays

3 0 0
                                    

Pour la troisième fois de la journée, Jenin partit promener le chien. Bien que Tuff soit un chien assez énergique, il n'avait pas arrêté aujourd'hui de gratter contre la porte d'entrée et de remuer la queue dès qu'une personne approchait de la maison. Quand il avait compris que cette technique ne fonctionnait pas, il s'était mis à déambuler dans la maison, cherchant de quoi se divertir : une chaussure à mâchouiller ou bien un livre à renverser par terre. Il avait tenté d'attirer l'attention de ses humains, mais n'avait obtenu que des regards désapprobateurs et une ration plus restreinte de croquettes lors de son repas. Finalement, il décida, même si cela était interdit, de monter retrouver Jenin dans sa chambre. Ce fut grâce à ce courage que l'humaine le remarqua et se leva pour le faire sortir. Jenin enfila rapidement un pull et deux chaussures dépareillées : à gauche, une tong violette légèrement abîmée ; à droite, une claquette noire.

Quand la porte s'ouvrit, un petit courant d'air fit virevolter les cheveux de la jeune fille. Son nez piqua légèrement à cause du changement de température, mais la sensation disparut rapidement, et elle s'élança dans la rue.

Elle jeta un coup d'œil en arrière : la porte en bois restait entrouverte, laissant entrevoir le couloir aux murs jaunâtres de la maison. Elle traversa le petit chemin de son jardin, encadré par une ligne de vieux pneus. « Ça rajoute un certain charme à la maison », comme dirait sa mère. Tuff la suivit rapidement, et ils avancèrent ensemble dans la rue principale du quartier. Tuff restait sage, attendant un signe pour poursuivre les quelques oiseaux qui se chamaillaient devant une petite boutique. Ces derniers frappaient leurs ailes sur le sol terreux, soulevant un léger nuage de poussière rouge. La tentation fut trop forte, et Tuff se précipita pour prendre part à la querelle. Alors que Jenin s'apprêtait à rattraper l'animal, elle sentit une présence humaine derrière elle. Dans son petit village, tout le monde se connaissait, si bien qu'il était facile de deviner qui on croisait, même sans se retourner, tout dépendait de l'heure et de l'endroit. Cette fois-ci, Jenin dut attendre de se retourner pour identifier l'individu.

— Tiens ! Ne serait-ce pas Ninn qui se balade seule à cette heure-ci ?

Jenin se tourna complètement vers l'inconnu, qui s'avéra être Hakil, son ami de toujours. Elle lui adressa un sourire accueillant, tout en veillant à ce que le reste de son corps exprime un sentiment d'agacement.
Ils avaient partagé leurs premières couches, et pourtant, avec le temps, Jenin, pour une raison qu'elle ignorait elle-même, s'était un peu éloignée de lui.
Hakil s'approcha davantage.

— Tu es quand même belle, même avec cet accoutrement ridicule.

C'était tout lui. Très charmeur, et il serait mentir de dire qu'il n'y excellait pas.
Jenin esquissa un sourire en fixant le garçon, une tête plus grand qu'elle.

— Tu peux parler pour toi ! Qui espères tu épouser avec des cheveux pareils ?

Le garçon sourit, cachant une légère gêne en détournant le regard.
Oui, c'était depuis que sa famille avait décidé de le marier que Jenin s'était éloignée de lui. Parce qu'il voulait l'épouser elle, mais elle ne voulait pas de cette vie. L'amitié était la seule chose qu'elle désirait avec Hakil. Maintenant, de nombreuses filles lui tournaient autour, et il devait veiller à son comportement, à l'image qu'il donnait. D'une certaine manière, Jenin lui rendait service.

— Ninn, t'es vraiment sans pitié ! Si même ma confidente préférée veut que je me tienne à carreaux avec elle, je fais comment maintenant ?

Hakil croisa les bras, faisant face à la jeune fille, qui avait reporté son attention sur son chien. Elle avait complètement oublié la présence de son ami et essayait d'attirer Tuff vers elle.

— Tuff ! Je n'ai pas envie de passer toute la journée ici, viens vite !

Le chien, qui avait fini par faire fuir les oiseaux, s'approcha de sa maîtresse, la queue entre les jambes. La partie de plaisir était terminée : il fallait continuer la promenade.

Jenin se tourna de nouveau vers Hakil et, dans un geste moqueur, lui tapota la tête.

— Tu trouveras bien quelqu'un qui saura t'accepter comme tu es !

Hakil attrapa sa main et prit un air sérieux. Il se pencha légèrement pour se mettre à sa hauteur.

— Je sais pourquoi tu fais tout ça.

Elle marqua une pause, fronçant les sourcils en le regardant droit dans les yeux.

— Tu ne vas pas recommencer, si ?

Il lâcha sa main et souffla d'agacement.

— Je ne comprends pas pourquoi ça te dérange autant. Et ça ne sert à rien d'essayer de me faire partir.

— Je ne serai pas une pondeuse de gosses, cloîtrée à la maison en attendant que son gentil mari ramène l'argent. Mais il y a plein de filles avec qui tu pourras construire cette vie.

— Mais tu dis ça maintenant. Je suis sûr que tu changeras d'avis plus tard.

Il avait de nouveau réussi à énerver Jenin. Elle remit ses mains dans ses poches. Tuff écoutait la conversation, remuant la queue. Jenin prononça son prénom, et le duo reprit sa marche à travers le village. Elle ne souhaitait pas débattre davantage avec quelqu'un qui prétendait l'aimer, mais qui n'était même pas prêt à changer pour elle. Sa conception de la famille, après tout, n'était que ce que ses parents lui avaient inculqué petit à petit.
Parfois, Jenin souhaitait simplement retrouver son ancien ami, celui qui ne faisait aucune différence entre filles et garçons.

Hakil l'interpella pour la rappeler, mais elle était trop fâchée pour répondre positivement. Elle accéléra le pas, avançant sans réfléchir. Elle regretta presque de ne pas avoir mis des chaussures plus confortables et pratiques. Elle aurait pu courir loin. Loin de tout ça. Loin de ces gens, de ces angoisses de ne pas être dans la « case » parfaite de la jeune fille de 17 ans qui rêve de mariage et de famille. Mais était ce de sa faute ?
Celle de sa mère ? De son père ? De son frère ?

La pensée de son frère la fit s'arrêter net.
Haizan. Lui qui lui avait promis une vie libre, qui lui avait promis de ne jamais se soucier de qui elle devait épouser, de la protéger. Lui qui avait été tué, de l'autre côté.


The LineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant