2. Deux pays

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Encore une fois, le cours de M. Lequegref se termina sans un bruit. Une partie de la classe avait réussi à s'endormir, malgré la voix portante du professeur. L'autre tentait de survivre à cette dernière heure de cours de la journée : pour les plus chanceux, en se tenant la tête, pour d'autres, en s'adossant au mur du fond, ou encore en gribouillant sur leurs cahiers vierges. Maksance, quant à lui, avait basculé dans un état second, le regard vide, à moitié endormi. Quand la sonnerie retentit enfin, entre les quatre murs de la classe, une bouffée de vie et de liberté parcourut la pièce. Les élèves s'échappèrent en groupes, puis, petit à petit, un par un. Maksance remballa ses affaires à la hâte avant de courir vers la sortie.

Non sans bousculer quelques élèves dans le couloir, il jaillit dehors et se dirigea directement vers le parking pour récupérer son vélo.

Dix minutes plus tard, il était déjà chez lui. Après avoir garé son véhicule à l'entrée, il se précipita vers sa chambre, alluma son PC, et commença sa manipulation quotidienne. Certains auraient appelé cela du hacking, mais pour lui, c'était de la recherche. Il accéda à Internet par une backdoor qu'il avait installée sur un ordinateur quelques mois plus tôt, tapa quelques lignes de code pour rediriger le moteur de recherche, et voilà : il était de l'autre côté.

Au début, il s'était contenté des livres de l'école pour découvrir l'autre pays, mais les descriptions barbares et négatives ne lui avaient jamais suffi. Au fond de lui, il n'avait pas voulu y croire. Et quand il avait osé exprimer ses doutes, il avait été envoyé en camp de redressement, avec les délinquants et les "éléments perturbateurs". C'est là qu'il l'avait rencontré : son "grand frère". Celui qui lui avait appris à être partout tout en restant invisible.

Grâce à cela, Maksance avait franchi la ligne.

La ligne. Le couteau de fer. La fin du monde. Beaucoup de noms lui avaient été donnés, mais Maksance avait refusé de lui donner plus de pouvoir. Pour lui, c'était juste la ligne.

La guerre entre les deux camps avait pris des proportions gigantesques. Alors qu'ils s'apprêtaient à s'anéantir mutuellement, une solution avait été trouvée pour éviter la fin du monde : construire un mur. Infranchissable, interminable, il empêcherait les deux ennemis de se confronter à nouveau. Dès lors, une décision fut prise : l'un fournirait le minerai nécessaire à la construction. L'autre alimenterait ce mur colossal. Maksance n'avait jamais su s'il était chanceux de vivre de son côté.

Chaque soir, l'électricité était coupée de 18h à 5h du matin, exclusivement pour alimenter la ligne.

Il regarda l'heure sur son PC : 17h23. Il avait assez de temps pour faire son petit tour habituel. Là-bas, dans l'autre pays, il y avait beaucoup moins de personnes en possession d'appareils électroniques derniers cri. La construction de la ligne leur avait coûté si cher en hommes et en argent que la pauvreté s'était installée presque partout.

Maksance ressortit une photocopie d'une carte qu'il avait trouvée sur un forum de professeurs de géographie. Ils tentaient d'y représenter leur pays, en croisant estimations et recherches de terrain. La plupart des villes principales étaient surlignées, mais ce n'étaient pas celles-là qui l'intéressaient. Ce qui l'intéressait, c'était de découvrir les autres villes et village, s'imprégner de cette culture qu'on essayait de diaboliser. Il tapa le nom d'un village isolé et commença à chercher des images. Il n'y avait presque rien. Un village reculé, difficile d'accès. Moins de 2 000 habitants. Maksance chercha encore un peu, mais ne trouva pas de quoi satisfaire sa curiosité. Frustré, il s'affala dans sa chaise. Il n'avait pas eu sa dose d'adrénaline aujourd'hui.

Après un moment, il essaya une autre approche. Il ouvrit un forum populaire de l'autre côté, où plus de 1 000 personnes semblaient connectées. Parfait. Il créa un profil rapidement, en essayant de se fondre dans la masse. Une fois inscrit, il écrivit son premier message, court, simple, expliquant qu'il cherchait des informations sur le village.

Ses doigts restèrent suspendus un instant au-dessus du clavier. Une règle qu'il s'était fixée lui revint en tête : toujours observer, ne jamais interagir. C'était le premier conseil qu'on lui avait donné. Et à vrai dire, le seul. Maksance risquait gros. Le hacking n'était déjà pas très apprécié, mais tenter d'entrer en contact avec l'autre pays relevait de la trahison. Pire : dans de très rares cas, cela pouvait être passible de la peine de mort.

Il effaça ces pensées, se rassurant qu'il avait pris toutes les précautions nécessaires pour rester invisible. Il cliqua sur Envoyer.

Son message disparut dans le flux incessant de conversations. Après quelques minutes, quelqu'un mentionna son pseudo.

"Tu parles du bled près de la ligne ? Y'a rien là-bas. Viens plutôt à la capitale pour te divertir !"

Une pointe d'excitation monta en lui. Maksance répondit rapidement :
"Je ne cherche pas à me divertir mais à compléter un projet de recherche. Je vis loin de ce village et je n'ai pas trouvé d'informations sur Internet."

Une nouvelle mention attira son attention :
"Va sur le site de recherche du gouvernement. Y'a plein d'infos, mais faut taper l'adresse en entier, sinon ça n'apparaît pas."

Maksance ouvrit grand les yeux. Un site caché ? S'il fallait connaître ce détail pour y accéder, c'était peut-être une mine d'or d'informations.

Il tapa un nouveau message pour demander l'adresse exacte, mais avant qu'il ne puisse cliquer sur Envoyer, une fenêtre de commande s'ouvrit brusquement sur son écran. Des lignes de code défilaient à toute vitesse. Maksance n'eut pas le temps de comprendre ce qui se passait : son ordinateur s'éteignit.

Il resta immobile, fixant l'écran noir. Il était pourtant certain qu'il restait du temps avant la coupure. Mais, en regardant l'heure, il remarqua qu'il n'y avait pas seulement son ordinateur qui s'était éteint. L'électricité venait de disparaître, marquant pile 18h.

Dans le noir, la lumière tamisée de sa lampe solaire s'alluma faiblement, éclairant juste assez sa table. L'hiver approchait, et la nuit tombait vite. Maksance ferma ses volets et chassa les pensées angoissantes de son esprit.

Ce n'était qu'un crash. Oui, c'était forcément ça. Cela n'avait absolument rien à voir avec l'autre côté.

The LineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant