Chapitre 1

65 4 28
                                    

"Il est impossible d'expliquer philosophiquement pourquoi on aime et veut être aimé par telle personne précise à l'exclusion de toute autre". Depuis ce livre, cette phrase est toujours restée dans le coin de ma tête, un des passages qui m'a le plus marqué. Cette femme a trouvé l'unique qui n'est jamais parti, je les vois encore en ombre chaque soir s'embrasser et danser dans mon salon.

Mais toi,

Si on avait un livre avec tout ce qu'on aime

Il y aurait ton nom écrit dans toutes les pages

Parce que si on se perd

Recommencer, à quoi ça sert?

Deviens l'unique choix

Ou je n'aurais plus le droit

Tu vaux un amour inarrêtable

Même si tu connais plein de faux départs.

Un été, j'ai planté un pommier à côté de ma maison, il parait que ça attire l'amour. Vingt-quatre jours après, tu es arrivée et tu as ouvert ta porte comme jamais personne ne l'avait encore fait. Tu m'as exposé ton cœur en chuchotant à ton oiseau d'emprunter le mien. Ça fait bien longtemps aujourd'hui et heureusement ton oiseau le tient toujours dans ses plumes.

C'est un jeudi en fin de soirée que j'ai entendu ta porte béante gazouiller, je crois que tu y as laissé s'enfuir un oiseau. Maintenant il chante tous les jours sur le pommier de mon jardin. Sa mélodie résonne dans mon salon chaque matin et chaque soir de six heures à l'aube jusqu'à dix heures du soir pour le coucher du soleil en été. Je le vois, et plus il vient, plus les racines de l'arbre grandissent et s'étendent sur ma pelouse. Ton oiseau apporte l'amour de vivre chez moi. Des fleurs poussent par dizaine et chacune d'entre elles sont chaque jour plus rayonnantes les unes que les autres.

Tu vas avoir vingt ans dans quelques mois, moi je les ai déjà. Tu as beaucoup grandis depuis la première fois que je t'ai rencontré. Maintenant tu fais réellement jeune femme. Tu es plus belle et plus désirable que jamais, même si tu l'as toujours été. Tous les soirs, quand nous avons commencé à vivre ensemble, tu venais sur le canapé et je te lisais "Lettre à D." de Gorz, tu adorais et tu la connaissais par cœur - ce qui est toujours le cas. Tu t'endormais toujours au passage de leur fin de galère quand A. trouve un poste au journal Paris-Presse par l'ami de Jane en 1951. Mais dès le lendemain soir tu me répétais toujours comme Dorine  "Come to bed", non à partir de trois heures du matin mais vers minuit. Et nous nous disions, comme ils le faisaient, "I'mma coming", Don't be coming, come!"  

Je pouvais sentir tes lèvres s'élargir en un sourire derrière le mur épais qui séparait mon bureau et le salon. Je pouvais me noyer dans ton regard aussi bien que je pouvais t'observer des heures quand tu souriais, même que, pour te séduire, je disais à chaque fois que c'était la seule courbe chez toi que je désirais. Ça te faisait tout le temps rire parce que tu savais que je le faisais exprès pour éviter certains reproches, en l'occurrence sur le fait que je cramais sans cesse tout ce qu'on faisait cuire dans le four. Cependant, j'arrivais toujours à m'en sortir avant que tu m'attrapes, je te sautais dans les bras quand tu étais assise sur le canapé et tu me rattrapais à la dernière minute en m'évitant le coin du dossier. Après ça, nous rigolions pendant les quelques minutes suivantes avant de commencer la lecture. 

Tout avec toi était ce qu'il existe de plus simple sur Terre mais tu arrivais à le rendre formidable et unique. 

Tu maniais les mots avec habilité quand j'étais mal,

Tu incorporais des sourires sur mon visage quand je n'étais rien, 

Tu m'ouvrais tes bras quand j'étais seule, 

Tu me trouvais parfaite quand je ne l'étais jamais, 

Tu me voyais comme un astre quand je me voyais comme un trou noir, 

Tu perçais mes pensées pour inculquer les tiennes, 

Tu disais que je me plairais à vivre et à tout attendre de l'Amour.

C'est ce qu'elle m'avait dit quand je n'avais que deux mois. L'Amour fou de Breton, 1937.

Tu l'avais dit comme à travers elle, tu n'étais pas elle bien sur mais tu me faisais oublier tout ce que j'avais perdu. Tu avais le pouvoir de réparer chaque cicatrice de mon cœur en à peine quelques minutes Juste une étreinte, un baiser. 

Tu étais la réincarnation de ce que l'Amour avait de plus beau. Tu étais un poème à toi-même. Tu écrivais, tu chantais, tu dansais comme si le bonheur lui-même n'était pas aussi heureux que toi. Mais tu n'avais pas toujours été comme ça. Tu avais aussi ta part sombre que tu cachais néanmoins bien. Tu détestais les dimanches de pluie et les lundis ensoleillés. Tu avais des morceaux de cœur manquants alors j'avais décidé de me mettre à la couture. Chaque fin de semaine, quand tu rentrais épuisée de ta journée du vendredi soir, je cousais. Je crantais le tissu pour former des arrondis et je fabriquais des sortes de cœur en tissu brodé. J'y insérais un petit ruban et nous nous amusions à les accrocher un peu partout dans la maison en se courant après - et tu me rattrapais toujours avec tes grandes jambes - , si bien qu'au bout d'un moment toutes les places étant prises, je dus les stocker dans un petit tiroir de notre chambre. 

Malgré tes yeux pétillants, il y avait quelque chose de mort en toi mais je faisais tout mon possible pour le raviver. Malgré ce vide, tu étais l'unique raison pour laquelle je voyais ce côté-ci de la vie. Il me semble que toi de même. Mais malgré cela, j'avais peur. Peur de cette peur qu'on explique pas. Peur de ce que tu deviendrais pour moi et de ce que nous deviendrions toutes les deux si jamais il se passait ce quelque chose qui m'effrayait et qui te terrifiait de plus belle. C'est comme si nous étions dans un tunnel noir sans issue sinon d'avancer mais que derrière nous se trouvait un train et qu'il roulait de plus en plus vite jusqu'à tout faire pour nous détruire en morceaux. Nous courions le plus rapidement possible vers la lumière au bout du tunnel parce que tu savais aussi bien que moi que si ce train nous effleurait, il nous briserait en des milliers de morceaux que nous ne pourrions jamais rassembler. 

Plus l'amour est fort, plus la douleur sera forte. Mais tout de même, je savais qu'avec toi rien de tout cela n'arriverait. J'avais vu ce quelque chose en plus avec toi que je n'avais trouvé nul part ailleurs avant toi. Je savais que nous allions durer longtemps, très longtemps. C'était écrit dans tes yeux et dans la manière avec laquelle tu me regardais. Personne ne m'avait jamais regardé de cette façon. Les étoiles et les étincelles étaient réelles seulement dans le reflet de ton visage. Tu étais cette fille que je ne voulais plus jamais quitter. 

Nous nous sommes rencontrées un beau jeudi d'août. Le 17. C'était la première fois que je découvrais tes yeux de face. C'était la première fois que je te voyais toute entière devant moi. Avec personne d'autre je n'aurais eu la même sensation, j'en suis sure aujourd'hui. Nous étions deux aimants et je ne peux pas même imaginer une rencontre autre que la tienne car nous avons été "obsédées, à la fois douloureusement et délicieusement, par la coïncidence toujours promise et toujours évanescente du goût que nous avons de nos corps". Gorz rappelait bien ici que l'âme est le corps même. Ton corps, je le voulais permanent à mes côtés dès ce 17 août.

Quand tu es arrivée, que je t'ai aperçu au loin, l'adrénaline était telle que je ne pouvais plus tenir en place. J'ai couru dans tes bras et je me suis accrochée à ton cou. Tu sentais merveilleusement bon, comme une odeur de fleurs de prairie. Tu me resserrais contre toi sans cesse, comme si j'étais ta bulle d'oxygène dans l'espace, et pendant de longues minutes, nous sommes restées ainsi, dans les bras l'une de l'autre. Il faisait très chaud ce jour-là, je voyais le soleil se refléter dans tes yeux, tes cheveux pris dans le vent doux de saison. Nous avons parlé comme si rien ne nous avait jamais séparées. C'est comme ça que j'ai découvert au fur et à mesure que tu étais l'hiver, parce que ton cœur craignait le retour du grand froid  ; mais que tu étais aussi l'été, parce que tes yeux reflétaient dans les miens bien plus que les rayons du soleil. Je les observais tout le temps, ils étaient couleur miel à la lumière, comme couverts des feuilles oranges et marrons qui tombent dans le ciel en automne. 

Le lendemain même nous partions à la mer ensemble.

Gorz ou l'amour d'étéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant