— Eira, tu veux que je te réveille comme hier ou bien tu te lèves comme une grande femme de presque vingt ans ?
Je bougonnai face à sa pique matinale. Je n'avais pas encore réussi à ouvrir les paupières que Gilmer s'amusait à tirer les mèches sauvages de mon chignon à moitié défait. Comment pouvait-on être capable de se réveiller et être frais comme un gardon ? Ce n'était pas humain, ce pouvoir.
— On n'a rien carbonisé cette nuit ?
J'entendis le doux rire de Gilmer. Il se leva en embarquant la couverture sur son épaule.
— Non, Eira, on n'a rien brûlé. Encore heureux, ça commencerait à nous poser problème. Je m'interroge grandement sur ces capacités, pourquoi apparaissent-elles maintenant ? C'est incohérent.
— Je te signale que je n'en sais pas plus que toi.
Je fournis l'effort extrême de sortir du lit, non sans ronchonner au passage. J'allai devant le miroir, enlevai le ruban de ma chevelure. Elle retomba dans mon dos en boucles brunes indisciplinées.
— Tu peux partir de la chambre ? Je vais me laver et me changer.
Gilmer se retira sans un bruit, me laissant à mes pensées. Toute cette histoire m'avait empêchée de dormir une bonne partie de la nuit. J'avais réessayé à maintes reprises en me concentrant, mais rien. Avant de sortir de la pièce à mon tour, je récupérai ma cape posée sur une chaise face au lit.
En descendant les escaliers, je perçus le calme en bas. Le bruit de la soirée d'hier s'était tu. La lumière du soleil transperçait à travers les fenêtres, dévoilant davantage la pauvreté de l'établissement. La plupart des chaises étaient rafistolées comme les gérants le pouvaient, avec leurs moyens. Je rejoignis mes parents et Gilmer, déjà attablés autour d'un maigre petit déjeuner composé de pain rassis et d'un morceau de fromage.
Nous mangeâmes en silence avant de reprendre l'interminable route. Il nous restait une journée et demie pour arriver à la haute cour. Elle était située au sein de la cour d'Hanley. Sûrement parce que c'était le plus beau des trois territoires. On pourrait croire qu'il y régnait un printemps éternel. J'avais pu m'y rendre deux fois en compagnie de mon père pour des négociations avec des marchands.
La journée passa à peu près de la même façon que la veille. Je me perdis dans mes pensées la plupart du temps pour éviter d'entendre mes parents.
— Eira, tu m'écoutes ?
Je sortis aussitôt de mes songes pour regarder ma mère qui montrait un visage fermé. Je la sentis agacée, je n'avais pourtant rien dit ni fait, ce jour, pour la mettre dans cet état.
— Excusez-moi, Mère, vous disiez ?
— Je te parlais des possibilités qui s'offrent à toi. Avant d'arriver à la cour, autant étudier les différentes options, histoire de ne pas perdre un temps précieux et de te dégoter un époux avant la fin du séjour.
Mon cœur rata un battement, je me doutais déjà de ses intentions, elle avait l'air déterminée à se débarrasser de moi. Cela me fit plus mal que je ne voulais bien l'admettre. Me marier signifiait quitter le seul endroit que je connaissais et quitter mon frère. Et ça, c'était inimaginable.
— Mère, c'est vraiment nécessaire ? Je n'ai pas forcément besoin d'épouser qui que ce soit, je peux très bien travailler avec Père et prendre sa suite. Gilmer n'est pas obligé, lui ?
— Ne sois pas idiote, ma fille. Gilmer a tout le temps devant lui parce que c'est un homme, bien sûr qu'il devra se marier à un moment donné et nous lui dégoterons une demoiselle de bonne famille. Mais toi, ça devient pressant, une jeune fille ne reste pas pure indéfiniment et c'est primordial pour trouver un mari. Et ne me parle pas de travailler avec ton père, tu es une femme. C'est rare de nos jours qu'une dame occupe ce genre de poste à responsabilités, gérer l'argent et les affaires n'est pas chose aisée.
— Je n'épouserai pas n'importe qui !
Au même moment, une violente rafale renversa la voiture sur le côté. Les vitres explosèrent avec le choc, des milliers de petits bouts de verre volèrent à travers l'habitacle et atterrirent dans mes cheveux et sur mes mains. Mère hurla de panique, en essayant de s'extirper par la porte de la voiture, désormais tournée vers le ciel. Une fois sortie, Père lui emboîta le pas, puis Gilmer. Je me relevai tant bien que mal, à peine avais-je posé le pied par terre que ma cheville me fit souffrir. J'appelai Gilmer pour qu'il m'aide à me soulever pour passer ma jambe de l'autre côté.
Enfin dehors, j'effectuai quelques pas avec difficulté, ma cheville devait être foulée. Je secouai la tête, histoire d'enlever le plus possible de bouts de verre. Mes mains étaient abîmées, mais rien de grave, seulement quelques petites coupures. Toujours énervée, je me tournai vers ma mère :
— Ne crois pas que je me laisserai faire facilement, tu n'imagines pas à quel point je peux me montrer détestable envers mes prétendants. Plus encore que les autres années. Je serai aussi bavarde qu'une pie, je rigolerai aussi fort que je le pourrai et je picolerai à ne plus savoir quoi faire. Ils ne s'approcheront plus de moi en l'espace de quelques heures.
— Je te défie de le faire. J'ai toujours fait attention à te présenter de beaux jeunes hommes aimables et bien éduqués. Ne me force pas à revoir à la baisse certains critères. Je doute que tu apprécies d'épouser un seigneur qui a l'âge de ton père.
Un vent soufflait sans discontinuer. Cette journée qui, au début, était ensoleillée, se révélait fraîche et capricieuse. Des bourrasques firent voler ma crinière dans tous les sens. Mère essaya de garder tant bien que mal son chapeau sur la tête, ses cheveux grisonnants se faisant la belle.
— Eira, je fais tout cela pour ton avenir, te mettre à l'abri du besoin. Un mari te protégera, à un moment donné, nous ne pourrons plus le faire. De toute façon, nous sommes tes parents et tu feras ce qu'on te dit de faire.
Gilmer m'attrapa le bras et me tourna vers lui, il saisit mon menton pour que je puisse le regarder dans les yeux. Il me demanda en chuchotant de me calmer, de respirer tranquillement. Tandis que je l'écoutais, je sentis ma colère refluer plus loin et m'apaisai pour le moment.
— C'est bien ce que je craignais...
— Quoi ?
— Eira, le vent, il n'y en a plus.
Je ne saisis pas tout de suite où il voulait en venir. Avec son regard empli de profondeur, je compris. Il pensait que c'était moi qui étais la cause du changement dans la météo. Mais on avait bien vu la veille qu'en fin de compte, je n'étais pas capable d'allumer une petite flamme, alors renverser notre voiture ? De plus, je n'avais jamais entendu parler de la faculté d'agir sur le vent. Le feu oui, par certains grands faes, mais le vent...
Le cocher et Père essayèrent de remettre la voiture debout. Je poussai Gilmer du coude pour qu'il aille les aider. À eux trois, ils réussirent, mais une roue avait cassé dans la chute. Nous étions bloqués au milieu de nulle part. Mère commençait à stresser à l'approche imminente de la nuit et des possibles voleurs qui traînaient sur les routes. En parler n'éviterait pas le danger, mais en revanche, elle épuisait tout le monde.
Nous entendîmes des bruits de sabots au loin, quelqu'un s'avançait dans notre direction. Restait à savoir si c'était une aide miraculeuse ou au contraire, si nous étions maudits en nous retrouvant nez à nez avec des brigands. Au bout de quelques minutes, nous aperçûmes un magnifique carrosse qui s'arrêta devant nous. La porte s'ouvrit sur un jeune homme à tomber par terre, il faisait facilement une tête de plus que moi, les épaules carrées. On distinguait bien les muscles de ses bras et de son torse à travers son haut. Il avait des cheveux d'un noir de jais qui lui arrivaient aux omoplates. Son visage se fendit d'un sourire espiègle en m'apercevant :
— Quel bonheur de vous revoir, Lady Eira McLeod ! Vous êtes encore plus belle que l'année dernière.
— C'est un plaisir partagé, Lord Duncan Hanley.
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L'embrasement de l'Opale
ФэнтезиEira vit avec son frère dans une famille de commerçants prospères, sur les terres de Lorca. À l'approche de ses vingt ans, des pouvoirs qu'elle n'aurait pas dû posséder commencent à se manifester. Les cacher devient alors une question de survie. Tan...