CHAPITRE III

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Le teint noir, Mère Soukaïna était une femme de stature moyenne. Sous l'ample grand-boubou de lagos qu'elle revêtait invariablement, on devinait
aisément son corps menu, quelque peu éprouvé par les ans et les servitudes d'une existence jalonnée de perpétuelles luttes pour la survie. Avide de palabres, elle avait une bouche aux lèvres proéminentes qui, en s'entr' ouvrant, dévoilaient une denture rougeâtre. Elle était friande de kola. De temps en temps, les doigts de sa main gauche repoussaient l'éternel fichu vert piqué d'étoiles blanches dont sa tête était couverte, et grattaient laborieusement sa tignasse de cheveux grisonnants.
Pétrie de discrétion, Mère Soukaïna détaillait à la dérobée son interlocuteur. Son regard furtif, lorsqu'il osait se poser un instant sur ce dernier, l'enveloppait d'une infinie tendresse. Car Mère Soukaïna était bonne, d'une bonté ineffable qui se manifestait par une sorte d'abandon moral, total et presque naïf, à l'autre quel qu'il fût, jeune ou adulte, proche ou étranger. Ainsi mon jeune âge, loin d'ériger un mur de gêne entre nous, était-il une raison suffisante pour qu'elle prît plaisir a s'entretenir avec moi, me faisant bénéficier de son expérience.
S'il veut s'instruire, l'enfant doit assidûment fréquenter les vieilles personnes.
A côté de Mère Soukaïna comme, jadis, les cadets à l'ombre de l'arbre-des-palabres séculaire qui abritait les assises au cours desquelles fleurissaient la sagesse et la sagacité des aînés, j'appris beaucoup de choses. J'appris entre autres choses, à mieux connaître cette brave femme en qui s'incarnaient les vertus cardinales de la femme sénégalaise. Modeste mais d'une fierté innée. Prodigue un téranga même quand elle est de base condition. Laborieuse. Ne souffrant à aucun moment de décevoir ses « nawlé » ou de dévier du chemin de l'honneur.
Après la mort de Matar Thiam, son époux, emporté par une courte maladie, Mère Soukaïna s'était retrouvée seule à l'âge de quarante ans. La présence d'un fils ou d'une fille à elle, l'eût consolée. Hélas ! De sa vie, elle n'avait jamais goûté la joie incomparable d'enfanter et, au fil des saisons, de voir croître et forcir le fruit de son ventre, porté neuf mois durant ; neuf mois de douleurs, de lourdeur, et d'espoir mêlé d'inquiétude ; neuf mois au cours desquels la femme, se sentant investie d'une responsabilité qui la dépasse, est tout entière concentrée en elle-même, à l'écoute de cette autre vie qui a pris racine en elle, qui bouge et déjà réclame des égards, une attention particulière.
Était-elle stérile ? Matar était-il défaillant ? Tout le voisinage s'était posé ces même question et beaucoup d'autres encore. Qu'en était-il exactement ? Nul ne pu le dire.
   Toujours est-il qu'au bout de cinq années de vie conjugale, les époux, anxieux, s'étaient résolus à consulter un médecin. Sans succès. D'ailleurs Mère Soukaïna d'accord pas grand crédit à la médecine de toubabs. Ces derniers, selon elle, n'ont aucun respect pour le corps de l'homme qui, entre leurs mains, passe pour une chose insignifiante livrée à l'investigation de leurs appareils. Elle croyait en la science du marabout, l'homme de dieu ou dépositaire de la science ancestrale, qui perce le mystère des choses et des êtres sans les tripoter, les ausculter ou les dénuder impudiquement. Matar et elle en avaient consulté plus d'un. Selon les dires de la majorité des doctes gens visités, Soukaïna avait un amant-génie très jaloux qui lui apparaissait en rêve. Chaque fois qu'elle était en période de conception, cet amant malfaisant se présentait en elle. Le fœtus, les jours suivants, se répandait en traînées de sang souillant les pagnes de la pauvre femme. Il fallait éloigner à jamais cet esprit maléfique.
   Et Soukaïna de s'enduire matin et soir, de prendre des bains rituels le jour et la nuit, d'ingurgiter d'une semaine à l'autre un « sâfara » infect ! Les gris-gris s'étaient multiplies et avaient formé un bourrelet a sa taille.
   Matar, quant a lui, se pliant a certaines prescriptions, avait tourné le dos à son épouse les jeudi et vendredi soir. Les autres soirs, avant de se coucher, il avait formulé des incantations. Tout fut vain.
   De guerre lasse, les époux s'étaient résignés et dans la foi, avaient essayé de trouver refuge.
      « Allah est grand ! C'est lui qui rend heureux ou malheureux, riche ou pauvre. Il crée l'homme et lui accorde ou lui refuse le bonheur d'être la source d'une autre vie. Dans le malheur qu'il semble nous réserver, il dissimule toujours un bienfait que nos passions immédiates nous empêche de voir. Qui sait si l'enfant que l'on souhaite, s'il naît, apportera avec lui la paix » ?

La collégienne Où les histoires vivent. Découvrez maintenant