39. Sur quoi vit la tortue ?

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Je suis la meilleure. Je l'ai toujours su, même avant que Morgane me le dise. Et mon grand concours de Sysades n'a fait que le confirmer, année après année ; je n'ai jamais trouvé meilleure que moi.

Journal de l'Archisade


Lôr replia le bras, ramena sa dague tout près de lui et se mit à marcher vers Rizal en distribuant des coups rapides, précis, qui rebondissaient sur la lame sévère de Brise-Muraille en tintements cristallins.

« Le meilleur ! s'exclama-t-il. Si on n'est pas le meilleur, on n'est rien du tout. »

Sur la défensive, le Paladin recula pour emmener son assaillant plus loin des deux Sysades ; dans le coin de son regard, il put voir Sô rassembler quelques affaires essentielles. Elle avait compris son manège ; il ne faisait qu'occuper le fantôme avant de lancer le signal de leur fuite. Il doutait que Lôr, sous sa nouvelle forme, et dans son propre rêve, se laisserait tuer facilement.

Quant à Vardia, elle le regardait parer les coups d'un air hébété, les poings serrés, frustrée de ne disposer d'aucun pouvoir. Les commandes du serveur d'environnement, qu'elle maîtrisait pourtant à peine, défilaient sans doute devant ses yeux.

« Alors quoi, Paladin, n'es-tu pas d'accord ? Tu dois bien en être conscient. Le meilleur Paladin, Fulbert d'Embert, a déjà vécu ; il était ce que votre ordre pouvait produire de mieux, et depuis, vous êtes tombés en décadence. Il en est de même de chaque monde et de chaque empire. La Terre, sans doute, a engendré son meilleur enfant juste avant de mourir. Était-ce Mû ? »

Lôr s'arrêta brusquement ; son bras droit pendait à son côté comme une loque inutile, et son bras gauche était arqué comme une patte griffue d'araignée de mer. Tous deux ne manquaient pas d'espace, mais il persistait à se rapprocher de Rizal, l'emprisonnant dans une interminable reculade.

Le Paladin renonça à dégainer son pistolet et prit son sabre à deux mains.

« Non, décida Lôr, déterminé à poursuivre seul la conversation. Non, ce que la Terre a produit, je le sais, c'est son nouveau Dieu. Le Dieu appelé à proclamer Sa Loi. Moi, j'ai tué le mien ; c'était un dieu déclinant. Mais le vôtre est appelé à de grandes conquêtes.

— De quoi donc parles-tu ? »

Comme s'il se souvenait tout à coup de sa présence, Lôr se précipita ; le sabre de Rizal fendit l'air de bas en haut, mais le tueur s'était évaporé à son passage comme un Nattvas aux premiers rayons du jour. Le Paladin tourna sur lui-même en panique, repéra Vardia et Sô une nouvelle fois, et retrouva Lôr. Il avait desserré le col de sa chemise ; sa main armée était toujours crispée comme le bras d'un avare, et de l'autre, il levait une pierre ramassée au sol, comme s'il s'agissait là d'une œuvre d'art.

« Être, ou ne pas être, telle est ma question. »

Ils avaient assez joué. Rizal lança une frappe assez forte pour lui trancher le bras ; Lôr se décala sur le côté sans lâcher son précieux caillou.

Le Paladin frappa de biais, mais la dague qu'il pensait écartée revint en quarte, dévia Brise-Muraille de quelques centimètres ; un courant d'air passa entre les deux bretteurs. Le Hamlet d'opérette jugea finalement sa pierre indigne d'intérêt et la jeta au hasard derrière lui.

« En effet, Paladin, je connais la cruelle vérité. »

La dague effleura son bras et traça un sillon dans la toile épaisse de sa tenue de terrain. C'était comme si Lôr prédisait ses mouvements et jouait à la dernière demi-seconde, d'un simple balancement du corps, d'un demi-pas décisif.

« De tous les mondes, abonda-t-il. De celui-ci. D'Avalon. Du Foyer. De la Terre. La vérité que nous partageons tous, la vérité de notre univers. Ce sont les tortues. »

Il se remit à frapper avec frénésie ; Rizal aligna les parades de plus en plus précaires, attrapant la dague au dernier moment, dont le pommeau rubis se promenait comme l'œil d'un chien fou.

« Car une fois que l'on a compris qu'on vivait sur une tortue, la conclusion est inévitable : sur quoi vit la tortue, hein, Paladin ? »

Aidé par l'allonge du sabre, Rizal visa l'épaule droite de Lôr, qui était en retrait ; le tueur des étoiles se tourna sur le côté pour le laisser passer.

« Sur une autre tortue ! cria Lôr. Ce sont des tortues à l'infini ! »

Incapable de trouver une ouverture qui paraissait pourtant évidente, Rizal choisit d'écourter le combat ; il projeta sa jambe droite vers l'avant et écrasa ce qui se trouvait à sa portée. Le tueur bascula en arrière avec un râle misérable ; une superbe marque de botte décorait le bas de sa chemise, sous le nombril.

Le Paladin ajouta un coup de pied qui l'envoya rouler sur le côté ; il lâcha sa dague et sa tête heurta une motte de poussière. Avec un grognement, Lôr fit mine de relever ; mais ses mèches blondes emmêlées semblaient désormais collées au sol. Elles s'étaient prises dans les mandibules des larves placides d'Yvanis. Rizal le regarda s'agiter, porta la main à son pistolet sans y toucher, et rengaina finalement son sabre sans rien ajouter.

« On y va » dit-il aux Sysades.

Ils traversèrent la forêt au pas de course ; sur leur chemin, des avalanches de sable s'écoulaient des petites dunes, et des trous se creusaient au pied des arbres, comme si le sol menaçait de s'effondrer d'un coup pour les avaler.

« Je ne sais pas si tu es le meilleur, remarqua Sô, mais tu n'es pas loin.

— J'aurais dû pouvoir le battre en trois coups. Est-ce qu'il lisait dans mes pensées ?

— Je n'en suis pas certaine.

— C'est la latence, suggéra Vardia. la latence du serveur d'environnement. Un temps de décalage entre le moment où tu crois agir, et le moment où ton geste est effectivement traduit par la Simulation. Lôr n'est pas un Processus comme nous, ni un élément de l'environnement. Il doit percevoir ce quart de seconde de délai. »

Sô hocha la tête.

« Il faudra donc que tu sois encore plus rapide. »

Sur cette phrase, Rizal s'arrêta et leva la tête vers le ciel. Les petites lunes d'Yvanis avaient disparu. Ses étoiles avaient aussi changé de place, comme les spectateurs après l'entracte. Les arbres s'étaient écartés jusqu'à ne former plus qu'une ligne de poteaux loin derrière eux.

Pris d'une intuition, il baissa les yeux. Le sable changeait de couleur, et il était presque certain que des brins d'herbe y pointaient leur nez. À la faveur de la nuit, ils venaient de passer d'un monde à l'autre.

Le Silence de MûOù les histoires vivent. Découvrez maintenant